Chronique rédigée par Gilles Dumont, DC de Creatives
Tout briefing normalement constitué fait état d’un public cible. Mais n’y a-t-il pas d’étape plus réductrice dans l’élaboration d’une campagne que le ciblage, qui voit marketers et publicitaires noircir frénétiquement d’étroites cases de données « socio – démo – psycho – socio – techno – graphiques » ?
Un sociodemo soucieux des mots
Le ciblage cible l’âge. Mais aussi le genre, la profession, le niveau d’études, le revenu, le statut matrimonial et la taille du ménage. Puis la maison, les labradors et la Renault Espace {Compléter la liste avec d’autres infos superflues}…
Mais ça c’était avant, dixit Krys. La «ménagère de moins de 50 ans» s’est barrée (soi-disant s’acheter un paquet de clopes) et ne reviendra plus: l’éclatement des structures familiales «traditionnelles» a renvoyé aux oubliettes cette appellation tant plébiscitée par la publicité. Reliquat d’une drôle d’époque où le modèle familial du couple hétérosexuel avec enfants prévalait, la MENAF a fait place à la «Femme Responsable principale Des Achats du foyer» (ou FRDA si vous voulez soulager votre clavier) puis à la-ou-le «responsable des achats». Oui, sans préciser son genre. Une révolution toute récente, qui bascule la représentation de la personne à sa fonction.
Mais si on sait désormais avec précision comment nommer celleux qui détiennent les cordons de la bourse, on ignore toujours ce qu’ielles font et ce qu’ielles désirent!
Une persona impersonnelle
Alors le marketing inventa le profilage psychographique, sociographique et même technographique. Et comme ça commençait à faire beaucoup de chenit dans les briefings, une solution plus ergonomique a vu le jour: la persona. Adulée par les design thinkers et aussitôt embrigadée par les CMO’s du monde entier pour inviter virtuellement le consommateur-type (ou nana) dans les marketing board, les sales meeting, les innovation units et autres prophètes du customer-centrisme.
Sous ses atours séduisants, cette approche pavée de bonnes intentions a une fâcheuse tendance à dériver vers des portraits stéréotypés et peu reluisants. Car même saupoudrée d’une précision chirurgicale dans les critères démographiques, la sauce a parfois du mal à prendre. Comme l’illustre si bien cette comparaison glanée sur LinkedIn, arguant que les personas devraient plutôt se concentrer sur les problèmes, défis et aspirations qui occupent ces profils si hétéroclites qu’elle s’évertue à vouloir illustrer:
Tom Fishburne – qui ne tarit pas de LOLs sur le sujet – renchérit: «Au mieux, les personas aident à visualiser et communiquer des insights issus de la recherche. Au pire, elles sont déconnectées du monde réel et mettent de côté les vraies gens». L’une des raisons de ce biais est que les personas en disent davantage sur ceux qui les créent que sur ceux qu’elles sont censées représenter.
Ainsi, la persona ne suffit pas à compenser une segmentation dénuée de la stratégie qu’elle mérite, comme l’explique Clayton Christensen: “The great Harvard marketing professor Theodore Levitt used to tell his students, ‘People don’t want to buy a quarter-inch drill. They want a quarter-inch hole!’
Si tous les marketers s’accordent sur cette vérité, Clayton déplore que ces mêmes stratèges segmentent leur marché par type de perceuse et par niveau de prix, leur benchmarks s’adressant aux caractéristiques des machines et non aux trous dans les murs. C’est ainsi qu’ils créent et résolvent des problèmes qui ne sont pas en phase avec les besoins réels du marché.
Plus loin, Clayton fait l’apologie d’une approche réellement centrée sur le point de vue de l’utilisateur: “Segmenting markets by type of customer is no better. Having sliced business clients into small, medium, and large enterprises—or having shoehorned consumers into age, gender, or lifestyle brackets—marketers busy themselves with trying to understand the needs of representative customers in those segments and then create products that address those needs.
The problem is that customers don’t conform their desires to match those of the average consumer in their demographic segment. When marketers design a product to address the needs of a typical customer in a demographically defined segment, therefore, they cannot know whether any specific individual will buy the product—they can only express a likelihood of purchase in probabilistic terms.
[…] There is a better way to think about market segmentation and new product innovation. The structure of a market, seen from the customers’ point of view, is very simple: They just need to get things done, as Ted Levitt said.
Fishburne, Clayton et Levitt nous confirment donc (sans surprise) qu’un briefing axé sur les seules caractéristiques socio-démographiques ne suffit pas à obtenir le Saint-Graal du stratège, l’eureka du marketer, le “Oh fuck, that’s true” du communicant.
Une communauté en communion
OK Gilles, c’est sympa de trasher les pratiques existantes, mais concrètement, c’est quand qu’on avance? C’est là qu’entrent en scène les valuegraphics, une alternative au ciblage traditionnel.
Réduire une cible mouvante à un individu… Si c’est là que réside toute la force d’une persona, c’est aussi sa faiblesse. Questionnez un groupe très ciblé (par exemple: DINKS_25-35_CSP+_Hédonistes_Blablabla) sur la gestion de la crise Covid-19 par le Conseil Fédéral et vous observez des variations très marquées au sein d’un groupe pourtant assez homogène sur le papier. Posez la même question à un panel de 0 à 123 ans et vous verrez se former des tribus réunies autour de mêmes valeurs. Oui, ces valeurs si chères aux marques; celles qu’on retrouve en première page de tout brand playbook à peu près convenable.
Si le sociodémo a montré ses limites pour l’élaboration d’un message adapté, il reste indispensable aux spécialistes média et n’est pas prêt de sortir de l’équation des campagnes de communication. Par contre, pour une compréhension plus fine des cibles, embrassons les communautés de valeurs qui redéfinissent la cible comme une association d’individus mus par des convictions communes. David Allison décrit une nouvelle façon d’appréhender le ciblage qui me parle (en anglais): Think about it as a three-legged stool of audience insights. Demographics describe your target audience, psychographics are a record of what they’ve done and felt and thought so far. And valuegraphics identify the core values that will motivate them most.
En définitive, toutes les émotions et tous les comportements de l’humanité sont mus par un dénominateur commun: les valeurs. Il ne vous reste qu’à les déceler dans l’ADN le plus profond de votre marque avant de les révéler au grand jour, mais ça on en reparle au prochain workshop!