De nos jours, trois générations de travailleurs se chevauchent sur le marché du travail et bon nombre d’entreprises ont du mal à comprendre les valeurs et les processus de réflexion des nouveaux venus. Trois experts nous apprennent à mieux les comprendre afin de susciter une meilleure collaboration intergénérationnelle.
Génération Y, post-boomers, écho-boomers : les étiquettes varient, mais les préoccupations et les défis qui s’y rattachent demeurent. Comme le monde évolue beaucoup plus rapidement que les organisations, de nombreuses entreprises ont du mal à s’écarter de la perspective rigide voulant qu’il n’y ait qu’une seule bonne façon de faire les choses. Cette ancienne mentalité rebute la cohorte de libres penseurs qu’est la génération Y, laissant les organisations perplexes quant aux façons d’attirer et de retenir ces jeunes talents. Des chercheurs sont toutefois très optimistes. Professeure au département de gestion des ressources humaines de HEC Montréal, Anne Bourhis a été témoin de l’importance croissante du processus de recrutement et de sélection des employés de la génération Y ces dernières années. « Il y a des choses que j’entends aujourd’hui qui se disaient à propos de la génération X et des baby-boomers à l’époque, assure-t-elle. Je pense qu’il s’agit plutôt d’un jugement des générations actuelles sur la génération future. » Elle concède toutefois qu’il y a du vrai dans certaines perceptions ; le problème se trouve dans leurs interprétations. L’un des mythes les plus répandus au sujet des membres de la génération Y est qu’ils ne sont pas de grands travaillants, mais Mme Bourhis souligne qu’ils ont seulement des priorités différentes de celles des générations précédentes en ce qui concerne leur équilibre travail-famille. « Les employés de la génération Y dans le domaine du jeu vidéo, par exemple, n’hésitent pas à faire des semaines de 80 heures à l’approche du lancement d’un nouveau produit, explique-t-elle. La différence, c’est qu’ils ne veulent pas travailler à ce rythme en permanence. En laissant savoir à leurs employés de la génération Y qu’ils seront récompensés avec des périodes plus calmes et des congés par la suite, certains employeurs maximisent leurs talents. »
Christian Vandenberghe, professeur au département de gestion à HEC Montréal et membre de la Société royale canadienne, s’intéresse aussi à cette question. Les recherches de M. Vandenberghe, qui dirige également la Chaire de recherche du Canada en gestion de l’engagement et du rendement des employés, sont principalement axées sur l’engagement, l’attitude, le leadership et les relations au travail. « Les employés de la génération Y s’attendent à s’épanouir et à trouver du sens dans ce qu’ils font tout en se sentant respectés par leurs employeurs, affirme-t-il. Ils ont aussi pour philosophie de mener une vie remplie et équilibrée et ne souhaitent pas passer tout leur temps dans leur environnement de travail. » M. Vandenberghe ajoute que l’accès inédit à l’information et aux communications dont les travailleurs de la génération Y ont bénéficié leur a permis d’acquérir une vision plus large du monde par rapport aux générations précédentes, et cela s’est traduit par une nouvelle définition du sens de la vie, y compris en ce qui a trait au travail. « Grâce aux médias sociaux, ils voient tout ce qui se passe dans le monde et comparent les choses en réfléchissant à leur propre destinée, explique-t-il. Lorsqu’ils mettent tout cela en perspective, leur conception du travail s’aligne sur leur conception du fonctionnement du monde en général. »
S’attaquer au problème
Quand ils font leur entrée sur le marché du travail, les candidats de la génération Y ont tendance à inverser les rôles avec les employeurs potentiels en posant eux-mêmes beaucoup de questions. Mme Bourhis note que ce type de comportement reflète simplement leur désir de bien comprendre leur futur rôle. « Faire son travail d’une certaine façon simplement parce que c’est comme ça ne leur suffit pas, explique-t-elle. Ils veulent comprendre ce qu’ils apporteront à l’organisation de manière générale et les raisons pour lesquelles l’employeur s’intéresse à leurs aptitudes et à leurs compétences. » Anne Bourhis souligne aussi que les jeunes de la génération Y sont souvent étiquetés comme étant égoïstes tout en ayant l’esprit communautaire. Elle explique ce paradoxe par leur besoin de savoir comment leur implication personnelle au sein d’une entreprise se matérialisera en résultats dans la collectivité. « Ils veulent savoir qu’ils seront valorisés et écoutés, pas seulement ceux à qui on ordonne de faire des choses, affirme-t-elle. Ils veulent aussi savoir que l’employeur les aidera à développer leurs compétences et à s’épanouir professionnellement. » La majorité des employés de la génération Y ont grandi dans des foyers de baby-boomers qui croyaient à l’emploi à long terme : c’est un autre facteur important qui entre en jeu. Les enfants de la génération Y ont vu les difficultés auxquelles ont dû faire face leurs prédécesseurs de la génération X pour affronter la crise économique lorsque les règles du jeu ont commencé à changer et que la stabilité d’emploi a été mise à mal. Ils ont donc une perception cynique de l’« emploi à vie » et ne croient pas qu’il s’agisse toujours de la voie qui mène au succès professionnel. Par conséquent, les employés de la génération Y gardent toujours à l’esprit le développement de leurs compétences pour des emplois futurs, et ce, du moment où ils sont embauchés, parfois par surcroît d’assurance dans un marché de l’emploi de plus en plus laissé vacant par les baby-boomers. Même si plusieurs employeurs y voient un obstacle à la rétention des talents, la solution se trouve dans la compréhension de leurs motivations.
« Nous devons être vigilants par rapport aux caractéristiques que nous prêtons à des générations entières, car elles pourraient bien constituer de mauvaises généralisations au final », avertit Denis Chenevert, professeur au département des ressources humaines de HEC Montréal et chercheur mondialement reconnu. « Nous avons tendance à oublier que nous sommes tous passés par les mêmes étapes et, dans plusieurs cas, les caractéristiques reflètent l’âge plus que les valeurs propres à la génération. » Également membre de l’Academy of Management, M. Chenevert s’est tout particulièrement attaché à distinguer les faits de la fiction dans ses recherches portant sur la génération Y. Il la perçoit comme une génération qui a évolué dans un monde multiculturel chérissant certaines valeurs familiales qui ont été, à l’époque, négligées par les baby-boomers. Par ailleurs, les jeunes de la génération Y se voient comme des défenseurs de l’environnement et leurs conceptions du monde ont notamment été façonnées par des événements de grande violence, par exemple les attentats du 11 septembre 2001 et des fusillades de masse dans certaines écoles. « Leur relation au temps est très différente de celle des générations précédentes, fait-il remarquer. Cela les a poussés à faire des expériences de vie concrètes très rapidement, ils s’attendent donc à cette même rapidité dans les autres aspects de leur vie. » Cette façon de penser crée une certaine impatience chez les candidats de la génération Y quant à leur avancement, ce qui peut entraîner des conflits avec les gestionnaires baby-boomers qui, pour leur part, ont dû gravir les échelons un à un.
La réponse des employeurs
Les coûts d’embauche et de formation des nouveaux employés par rapport à la probabilité de les retenir suffisamment longtemps pour rentabiliser ce coût constituent une préoccupation majeure pour les employeurs, et Anne Bourhis propose de faire le point sur la situation. « Rien n’est garanti, alors les employeurs doivent cesser d’essayer de changer les attitudes des employés issus de la génération Y, argue-t-elle. Les énergies devraient plutôt être déployées à essayer d’augmenter la probabilité de retenir ces employés, même si leurs attentes et leurs valeurs sont différentes. »
M. Chenevert souligne aussi que beaucoup de candidats de la génération Y approuvent plusieurs principes bien établis dans l’industrie, notamment l’engagement, l’autonomie, l’assurance et la diversité. En 2008, M. Chenevert et Mme Bourhis ont collaboré à la production d’un rapport d’Emploi Québec intitulé « Connaître ses employés, ça rapporte! – Les attentes professionnelles des jeunes de la génération Y », dans lequel des valeurs clés comme l’augmentation des responsabilités, l’implication dans des tâches importantes, les mandats de groupe, le télétravail, les horaires flexibles et le potentiel de croissance professionnelle ont été ciblées comme facteurs de rétention des employés de la génération Y. « Les gestionnaires sont constamment confrontés à ces réalités et il faut que des changements surviennent dans leurs façons de faire, mentionne M. Chenevert, mais c’est compliqué par rapport aux approches traditionnelles. » Il affirme aussi que la plupart des gens issus de la génération Y sont très scolarisés et que leur nouvelle façon de penser correspond peut-être très bien aux métiers non traditionnels qu’ils convoitent. Toutefois, il en va autrement lorsque des employés de la génération Y moins scolarisés apportent ces mêmes valeurs dans le monde industriel. « Des problèmes surviennent dans plusieurs industries non spécialisées parce que la génération Y est très polyvalente, explique-t-il. Travailler à une seule tâche toute la journée leur laisse trop de temps pour penser à autre chose. »
Loyauté et engagement
En ce qui a trait à la loyauté, les recherches de Christian Vandenberghe l’amènent à admettre qu’il est plus difficile d’obtenir la loyauté et l’engagement des employés de la génération Y. « Beaucoup ont été éduqués d’une telle façon que cela favorisait leur indépendance, affirmet-il. Ils ne voient aucun employeur prendre la responsabilité de leur carrière à long terme, alors ils ont compris qu’ils ne doivent compter que sur eux-mêmes. » Par conséquent, les employés de la génération Y ne s’engagent pas facilement dans une entreprise, sachant qu’ils pourraient changer d’emploi l’année suivante. Cette perspective diffère grandement de celle d’il y a 25 ans, alors que les baby-boomers entraient dans une entreprise comme dans une religion. Plusieurs employeurs potentiels croient que l’attitude des employés d’aujourd’hui manque de loyauté, mais M. Vandenberghe est d’avis que la loyauté envers l’organisation s’est transformée en une loyauté envers les supérieurs immédiats. « Les employeurs peuvent faire leur part en misant sur les relations de proximité entre les cadres intermédiaires et leurs employés, car ces relations humaines sont plus fortes et ont plus de sens à leurs yeux, explique-t-il. Le leadership de proximité peut montrer aux employés qu’ils avancent et que leurs compétences progressent grâce à l’accomplissement de nouvelles tâches, la collaboration avec de nouvelles personnes et au réseautage. » Mme Bourhis ajoute que les employés issus de la génération Y ne respecteront pas l’autorité uniquement parce que c’est l’autorité ; ils la respecteront si elle fait preuve de compétence et de leadership. On doit aussi noter que lorsque les cadres intermédiaires sont plus portés sur les paroles que sur les gestes, cela peut causer des conflits avec les employés. « Si les employeurs remarquent un taux de roulement élevé chez les jeunes employés, au lieu de reprocher à la génération Y de ne pas être loyale, ils devraient examiner la situation des cadres intermédiaires, affirme Mme Bourhis. Parfois, les gestionnaires plus âgés sont intimidés par les compétences technologiques des jeunes de la génération Y. C’est pourquoi les employeurs devraient mettre en œuvre un processus d’apprentissage à double sens afin de favoriser la viabilité et la rapidité des opérations. »
Changer le monde
Pendant que les organisations tentent de suivre le rythme effréné des temps qui changent, la génération Y insuffle à la population active un vent de créativité et d’innovation. Les jeunes de cette génération sont moins conformistes et ont une vision des choses plus ouverte. « Leur créativité entraîne l’innovation, et si on regarde un peu l’état de l’économie, je pense que le monde a besoin que le domaine des affaires innove davantage, soulève M. Chenevert. La question est devenue très importante en ressources humaines, et les gestionnaires connaissent maintenant les valeurs et les attentes de la génération Y grâce à des formations sur les différences intergénérationnelles, de plus en plus offertes par les ordres professionnels. » Et cette attention particulière à l’aspect intergénérationnel pourrait bien être la clé pour résoudre certains problèmes au sein de la population active qu’on avait attribués à la génération Y, car il s’agit peut-être simplement d’un « changement de garde ». « Les baby-boomers ont probablement aussi fait l’objet de discussions similaires de la part de la génération de leurs pères, affirme Anne Bourhis. Notre recherche se penche maintenant sur les façons d’éviter les conflits et de les arbitrer au sein de différentes équipes, en portant une attention particulière aux différences culturelles, ethniques et générationnelles. »
Les employés de la génération Y s’attendent à s’épanouir et à trouver du sens dans ce qu’ils font tout en se sentant respectés par leurs employeurs
Leur relation au temps est très différente de celle des générations précédentes. Cela les a poussés à faire des expériences de vie concrètes très rapidement. Ils s’attendent donc à cette même rapidité dans les autres aspects de leur vie
Si les employeurs remarquent un taux de roulement élevé chez les jeunes employés, au lieu de reprocher à la génération Y de ne pas être loyale, ils devraient examiner la situation des cadres intermédiaires
Auteur de l’article : David Pye
Article paru dans la revue Gestion HEC Montréal avec laquelle Cominmag a désormais un accord d’échange d’articles. www.revuegestion.ca
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