Un tatar au Japon, Voyage en Asie 1908-1910
C’est le genre de remarque, assez banale, que pourrait professer n’importe quel touriste qui verrait pour la première fois les murs numériques qui irradient Shibuya ou Shinjuku dès la nuit tombée. Ce n’est pourtant pas exactement de cet univers qu’il s’agit puisque cette citation est tirée du récit de voyage d’un Turc de Russie lors de son voyage au Japon en 1909 ! L’univers de la publicité japonaise était déjà unique en son genre… et l’agence Dentsu existait déjà.
C’est la pause de midi au milieu des gratte-ciel de Shiodome, la zone financière de Tokyo. On n’éprouve aucune difficulté à trouver les bureaux de l’agence Dentsu. La célèbre tour filiforme de Jean Nouvel fend le cirque d’arcs angulaires avec la précision d’un scalpel. 215 mètres de haut, 48 étages au design tranché, il fait partie des dix bâtiments les plus hauts de Tokyo. Comme porté par une coulée humaine, on se retrouve au bout d’un vaste couloir légèrement ondulé. Une silhouette en LED rouge de l’artiste Julian Opie est en train de marcher sur place, renforçant un peu plus l’effet cinétique provoqué par ce navire dans lequel s’activent 7’000 membres d’équipage. Des files précises se forment devant des ascenseurs qui décollent tels des missiles. Le bâtiment en compte 74 au total. Vêtu d’un Barbour vert bouteille, j’ai l’impression d’être un alien au milieu de cet affairement silencieux de complets noirs et de robes strictes.
Sortant de nulle part, Yuko Nakamura, de la division communication, met un terme à mon égarement. Elle en profite pour m’expliquer une règle élémentaire de l’organisation interne : « Chaque couleur indique les étages où s’arrêtent les ascenseurs et de cette manière, on évite au maximum les contacts entre les différentes équipes. Il arrive souvent que nos concurrents les plus sérieux travaillent également dans le Dentsu Building ; or, la confidentialité est l’un de nos principes essentiels ». Bienvenue dans l’univers vertigineux de Dentsu. La plus grande agence indépendante du monde qui, avec près de 4’000 clients uniquement sur le sol japonais, surplombe sans ambages la destinée de la communication du pays. Fondée en 1901, la saga de cet empire présente en filigrane toute l’histoire du Japon moderne.
C’est un journaliste originaire d’Osaka, Hoshiro Mitsunaga, qui a posé les deux fondements sur lesquels devait s’édifier cet empire. Il mit en place simultanément une compagnie de télégraphe et une agence publicitaire. Il arrivait fréquemment que les journaux paient en lui offrant des espaces publicitaires qu’il pouvait ainsi revendre directement à ses clients. Grâce à cette technique, il devint rapidement le plus gros fournisseur d’espaces publicitaires au Japon et instaura une ligne de conduite pérenne. Comme le précise Shusaku Kannan, « c’est en grande partie pour cette raison que nous avons toujours conservé des liens très étroits avec les médias et que notre évolution est particulière par rapport à d’autres agences de publicité ». A ce titre, Dentsu a très longtemps offert des prestations destinées exclusivement aux médias. En 1950, l’agence détenait encore 30 à 50% des espaces publicitaires disponibles dans les grands tirages nationaux. Ce n’est qu’à partir de la croissance économique des années 60 que l’agence a commencé à traiter directement avec d’autres clients.
Le Grand Démon
A ce titre le destin de l’agence prend un tournant significatif sous la direction de Hideo Yoshida, le 4e directeur, légendaire également, surnommé le Grand Démon. On lui doit la formulation des 10 principes, qui sont toujours en vigueur, ainsi que l’instauration du dépassement de soi et de la compétition interne. “Nous avons l’habitude de dire que chaque employé possède sa propre entreprise. Il est par conséquent toujours en concurrence avec d’autres employés, eux-mêmes à la tête de leur entreprise », m’explique Yuko Nakamura. « C’est notre manière de stimuler constamment la création, d’amener de nouvelles idées. On peut trouver ça étonnant, mais ce mode de fonctionnement a largement prouvé son efficacité. »
Toutefois, le plus grand apport de Yoshida est surtout d’avoir appliqué des stratégies de marketing et de relations publiques calquées sur les modèles américains. En postulant que la publicité devait être la combinaison des sciences et des arts, « il a réussi un véritable tour de force », explique Shusaku Kannan. En effet, “ce secteur ne bénéficiait pas d’une très bonne réputation auprès du public durant cette période. Rien n’avait vraiment changé depuis des décennies et il n’existait aucune stratégie scientifique pour donner de véritables directions aux clients. L’expérience américaine a permis de proposer des approches totalement inédites. » Une reconnaissance somme toute paradoxale pour ce pays qui sortait tout juste d’un conflit douloureux. Yoshida commença par diversifier l’offre, en lançant notamment des chaînes de radio et en investissant massivement dans la première chaîne de télévision. Vers le milieu des années 50, Dentsu possédait près de 60% des prime times sur les principales chaînes nationales de télé- et radiodiffusion. Une situation extrêmement favorable à l’heure où le pays commençait à s’équiper largement en téléviseurs, tendance qui atteindra son apogée en 1964 lors des Jeux olympiques de Tokyo.
Une nouvelle transcription de la modernité orientale était sur le point d’éclore et il suffit de visiter l’ADMT, le Musée de la Publicité qui se trouve au rez-de-chaussée du bâtiment, pour comprendre à quel point l’après-guerre marque une rupture radicale avec les codes esthétiques antérieurs. Les kimonos et les chignons sophistiqués font de plus en plus place à des looks américanisés. Tout un imaginaire inspiré par les modes de vie occidentaux s’était ainsi immiscé dans la réalité quotidienne. L’agence suit la croissance économique exponentielle du pays et, en 1974, le magazine AdAge place Dentsu en tête du classement des agences publicitaires mondiales. Une mainmise d’autant plus ferme que la firme couvre toujours plus de secteurs, aussi bien dans le champ du marketing, des relations publiques, des événements sportifs, des productions cinématographiques, des mangas ou encore des gadgets pour enfants. Depuis cette période, l’empreinte Dentsu devient également incontournable dans tous les secteurs culturels.
L’heure de l’ouverture
Tout au long des années 70, absorbées par les métamorphoses qui ont touché le pays les activités de Dentsu ont par conséquent été exclusivement centrées sur le Japon, le pays générant 95% de son chiffre d’affaires. Mais, entamée pendant les années 80, grâce notamment à des partenariats avec Young & Rubicam et Eurocom France, la politique générale en matière d’expansion internationale atteint vite des proportions gigantesques durant les années 90 et 2000. Parmi ses nombreux investissements, l’agence a acquis 15% du capital de Publicis Groupe, ce qui en fait le 2e actionnaire derrière Élisabeth Badinter. Ce partenariat arrivera à son terme en 2012, sans que l’on sache à l’heure actuelle s’il sera reconduit Cette politique a cependant été largement revue ces dernières années, à cause de la récession qui touche l’économie nipponne, en particulier le marché de la publicité.
Le groupe envisage de continuer son implantation en Asie, notamment en Chine où la succursale de Pékin est la troisième agence du pays. Le développement des échanges avec les pays occidentaux fait également partie de ses priorités, avec quelques nuances importantes. « Auparavant, nous avions pour habitude d’envoyer nos employés dans les autres pays afin qu’ils s’occupent de nos clients japonais », précise Shusaku Kannan. « Désormais, nous cherchons à entamer toujours plus de collaborations avec des interlocuteurs non japonais. ». C’est pourquoi Dentsu a récemment fait de gros investissements dans le rachat d’agences telles que Innovation Interactive ou McGarry Bowen, ou encore en nommant des occidentaux à des postes stratégiques. C’est ainsi que Jim Kelly et Tim Andree ont été nommés à la direction des filiales européennes et américaines respectivement. Il y a deux ans, Andree devenait également le premier occidental à prendre place dans le directoire. Dans le même temps, de nouvelles plateformes intermédiaires, comme le Dentsu Network (Desk) de New York, ont ouverts leurs portes afin de fluidifier un peu plus ces échanges intercontinentaux.
Un autre axe de positionnement important reste le marketing sportif, un secteur dans lequel l’agence est de plus en plus présente depuis quelques années. Comme le souligne Shusaku Kannan, « Dentsu était déjà un sponsor important des JO de Los Angeles en 1984 qui marqua un tournant essentiel dans la commercialisation des événements sportifs. Cet engagement précoce a permis à l’agence d’établir des liens étroits avec des associations internationales majeures comme le CIO, la FIFA, la FIA ou la FIBA ». Fidèle a sa politique d’exhaustivité, Dentsu propose une palette de services qui touche aussi bien les opérations de marketing, les droits de retransmission ou l’octroi de licences sur les produits dérivés. « Une situation qui permet de créer constamment de la demande en matière de publicité », ajoute Shusaku Kannan. « C’est une manière particulièrement efficace de s’adapter aux nouvelles configurations globalisées. Le sport ouvre des perspectives très intéressantes lorsqu’on cherche à se détacher des modèles traditionnels. »
Good Innovation
Pour le dernier président en date, Tatsuyoshi Takashima, le principal challenge à venir consiste à gérer intelligemment le virage numérique. Une philosophie résumée dans la nouvelle formule : « Good Innovation ». En novembre 2010, l’agence franchissait une étape symbolique dans cette direction en scellant une collaboration avec Apple pour l’introduction du réseau iAds au Japon. « Depuis qu’Internet s’est imposé comme un média de masse, nous réfléchissons constamment aux moyens de développer des nouvelles formes d’interaction », précise mon interlocuteur qui s’active toujours plus à retrouver les informations dans sa pile de documents. Ces transformations se sont traduites par la mise en pratique d’un modèle de marketing interactif inédit dénommé AISAS (Attention-Interest-Search-Action-Share), qui remplace le modèle AIDMA (Attention-Interest-Desire-Memory-Action). Puis il ajoute : « L’un de nos axes de recherche dans ce domaine touche beaucoup au crossmédia ». A savoir la mise en place de stratégies susceptibles de créer des interactions et des synergies créant de la valeur ajoutée. De l’application iButterfly au Phone Book pour iPhone jusqu’aux campagnes primées de Lions d’Or pour Uniqlo, Yuko aligne des démonstrations créatives étonnantes en terme d’interactivité ou de réalité augmentée.
De plus, les activités impliquant deux ou trois écrans sont très répandues au Japon. Cette situation unique offre un laboratoire grandeur nature à partir duquel il est possible d’observer quelles sont les évolutions potentielles des pratiques à l’heure de la prolifération des canaux d’informations. Comme le souligne Shusaku Kannan, « depuis de nombreuses années le temps quotidien passé devant la télévision se situe aux alentours de 340 min/jour. Cette moyenne n’a absolument pas bougé alors que, dans le même temps, le temps passé au téléphone, et surtout sur Internet, a énormément augmenté. Les gens ne dorment pas moins longtemps durant la nuit. Ils utilisent de plus en plus les différents médias simultanément ».
Dans ce registre, il semble indéniable que le Japon dispose déjà d’une expérience conséquente dans ce domaine, car les options proposées vont bien au-delà de l’offre occidentale. D’ailleurs, il suffit de voir la dextérité et l’assiduité des usagers des transports publics de Tokyo pour s’en convaincre. « Notre objectif est actuellement d’exporter ces connaissances à l’étranger. Cela nous pousse à investir encore plus en matière d’études de marché et dans la création de banques de données. Même si l’environnement média est différent, chaque fois que nos clients internationaux voient notre mode de fonctionnement, ils se disent prêts à collaborer. C’est un gros travail pour mettre des infrastructures en place, mais nous y parvenons progressivement ».
Au terme de ma visite, Yuko Nakamura m’emmène encore au sommet du bâtiment pour profiter de la vue exceptionnelle. « Nous allons prendre l’ascenseur direct pour redescendre », me lance-t-elle. Au terme d’un plongeon de 45 secondes, nous finissons par atterrir. Même après ce trajet très bref, je ne manque pas d’éprouver un sérieux jet lag.