Le plus grand défi pour ce graphiste valaisan a été de comprendre la culture chinoise et de s’adapter à la rapidité de leur processus de décision. Témoignage d’une adaptation réussie.
Pour les amateurs d’architecture visitant Shanghai, le numéro « 1933 » évoque immédiatement un bâtiment iconique situé dans le quartier de Hangkou. Construit dans les années 20 pour abriter un abattoir, cet enchevêtrement de traverses en béton brut et d’escaliers en colimaçon aurait pu servir de décor au film Metropolis. Récemment reconverti en hub créatif, cette restauration, convaincante, nuance les clichés qui collent souvent à la Chine lorsqu’on aborde les questions urbaines. C’est à quelques pas de là, dans des espaces industriels entièrement refaits, que le jeune graphiste Didier Quarroz a souhaité offrir de nouvelles perspectives à sa carrière. Après avoir travaillé quelques années au sein de l’agence de branding zurichoise Process Group, il a senti que le moment était opportun pour se lancer en indépendant.
C’est un peu par hasard que ce Valaisan de 29 ans s’est retrouvé plongé dans l’univers de la communication chinoise. Après des études en graphisme à l’Ecole cantonale d’art de Lausanne, il est embauché chez Process Group, une agence de branding basée à Zurich. Lorsque la direction lui propose un mandat de six mois dans leur succursale à Shanghai, il accepte sans trop d’hésitation : « Un peu naïvement, j’imaginais que ce serait un peu comme dans n’importe quelle autre grande ville, du type Londres ou New York. Une fois sur place, j’ai très vite compris que j’allais vivre une expérience totalement différente, aussi bien sur le plan culturel que professionnel ». Avec le recul, il admet que sa perception et son expérience auraient été totalement différentes s’il n’avait pas profité du soutien logistique apporté par son employeur : « Cela m’a permis de ne pas perdre trop de temps pour régler des opérations aussi simples que la recherche d’un appartement ou toute autre forme de communications avec l’administration ». De plus, dans le cadre de ses mandats au sein de Process Group, il s’est vite retrouvé à assumer des responsabilités complexes dans des mandats avec des entreprises chinoises ou taiwanaises.
Vite, vite…
Il se familiarise progressivement aux méthodes de travail chinoises, en particulier à la vélocité des processus : « Les décisions sont prises beaucoup plus vite et la première chose à laquelle il faut s’adapter reste sans conteste les tempos. Après une année passée à Shanghai, j’avais réalisé deux fois plus de projets que si j’étais resté en Suisse ». Une autre distinction notable concerne le rôle des clients dans les différentes étapes d’un projet : « Le concept d’une campagne est secondaire et, de manière générale, la quantité l’emporte sur la qualité. Il est donc nécessaire d’avoir continuellement de nouvelles propositions à pitcher, car il est normal de répondre aux exigences des clients ». Ces manières de faire contrastées n’ont pas entamé son enthousiasme et, deux mois après son arrivée, il savait déjà qu’il voulait rester : « J’ai tout de suite aimé cet amalgame entre la rigueur helvétique apportée par l’agence et des méthodes de travail plus relâchées, plus instinctives, plus imprévisibles ». Dans le même temps, il ne tarde pas à se faire des amis et il se targue d’avoir déjà été invité à plusieurs reprises à des mariages. Autant d’amitiés sincères qui témoignent de son acclimatation aux diverses contingences culturelles.
L’exotisme, c’est toujours l’ailleurs
D’un point de vue strictement créatif, il s’agit surtout de se familiariser avec toute une série de codes et de contraintes propres à l’univers de la communication chinoise. En typographie, par exemple, les nouvelles générations ne sont pas trop friandes des polices de caractère anciennes. Celles-ci sont trop explicitement rattachées à l’histoire du Parti et, en règle général, sont d’emblée écartées. Dans le même esprit, le rouge est généralement utilisé pour nommer des personnes décédées et il en va de même pour les photographies en noir et blanc. En Europe, les gens apprécient les caractères chinois pour leur histoire, leur authenticité, en particulier lorsqu’ils sont calligraphiés. En Chine, cela est plutôt considéré comme des vieilleries superflues. De manière générale, dans les messages publicitaires ou les publications, l’alphabet latin, par le biais de l’anglais, est de plus en plus privilégié face aux idéogrammes. Ce phénomène est d’autant plus marqué que les nouvelles générations sont très curieuses et extrêmement friandes de nouveautés. Toutes ces conventions et ces habitudes sont difficilement perceptibles et, comme le souligne Didier Quarroz, cela implique « qu’il ne m’est souvent pas possible de me fier uniquement à mes propres critères esthétiques. Nos goûts diffèrent ».
« Je reste »
Toutefois, la tendance tend clairement vers une forme d’occidentalisation des habitudes ; c’est apparent dans l’imagerie publicitaire qui présente majoritairement des mannequins occidentaux, lorsqu’il s’agit de vanter des vêtements ou des produits de luxe. À ce titre, il reconnaît que sa formation en Suisse constitue un avantage lorsqu’il s’agit de convaincre des entreprises qui, de manière plus ou moins affirmée, cherchent à se donner une image internationale. Dans de nombreux cas, il est important de disposer des arguments nécessaires pour justifier l’importance de créer des identités homogènes et systématiques, au risque quelquefois de se détacher des langages vernaculaires. En lançant Sandmeier, une maison d’édition spécialisée dans la publication d’artistes et de photographes locaux, il s’est offert une plateforme particulièrement efficace pour mieux comprendre la richesse de cette culture visuelle, ainsi que pour observer les changements rapides dans le domaine des tendances. Ces différentes expériences lui ont ainsi apporté suffisamment de connaissances pour avoir le courage, il y a quelques mois, de se lancer en indépendant. La raison est d’abord pratique car, lorsqu’on veut facturer des personnes, « il est nécessaire de s’annoncer en tant qu’indépendant pour pouvoir rester dans la légalité ». A ce titre, il reconnaît que c’est certainement « plus facile de lancer une compagnie en Chine qu’en Suisse ».
Shanghai est un carrefour extrêmement dynamique où il est continuellement possible de faire des nouveaux contacts et, précise Didier Quarroz, « même si on est globalement moins bien payé qu’en Suisse, on peut très vite se retrouver dans des projets d’envergure… les opportunités ici sont énormes ! ». Ceci est d’autant plus actuel que le rayonnement de Shanghai offre des ouvertures qui vont bien au-delà de la Chine. Considérées depuis cette base, les perspectives internationales touchent les pays avoisinants, mais également les autres puissances émergentes regroupées au sein du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). « Pour l’instant, je ne vois aucune raison de revenir en Suisse et j’entends rester ici au moins pour les cinq prochaines années », admet-il quand on évoque le mal du pays. « Qu’il s’agisse de branding, de design éditorial ou de direction artistique, mon désir est surtout de profiter du dynamisme de la ville pour faire des expériences auxquelles je n’aurais sans doute pas accès en Suisse ».
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