Interview de Cristina Riesen, fondatrice de l’ONG We Are Play Lab
Lorsqu’elle quitte son pays natal, la Roumanie, Cristina Riesen laisse derrière elle une belle carrière d’animatrice radio. Nouveau pays, nouvelle langue et nouvelles envies professionnelles, elle reprend des études à son arrivée en Suisse et se spécialise dans le domaine des RP et du digital. Des formations qui la mèneront à devenir notamment Directrice Market Development Europe d’Evernote Suisse à Zurich.
Au cœur du développement de cette start-up, aujourd’hui acteur incontournable du numérique, elle prend le virus de l’entrepreneuriat. Début 2017, elle franchit le pas et crée à son tour sa propre startup.
Avec We Are Play Lab, elle laisse libre champ à deux de ses intérêts : la formation et le digital. Son ambition aujourd’hui est d’aider les parents et les éducateurs à préparer les enfants à devenir des créateurs et non des consommateurs en technologie.
We Are Play Lab a intégré le Swiss EdTech Collider, le nouveau centre de l’EPFL dédié aux startups liées aux technologies de l’éducation. Tout un programme !
Cristina Riesen former les enfants au numérique est une vaste mission quel est le champ d’action de We Are Play Lab ?
Mon intention est de créer un réseau créatif et social d’entrepreneurs pouvant aider à former les parents et les éducateurs afin qu’ils acquièrent connaissances nécessaires pour affronter les défis de leurs temps.
Quels sont les savoirs qu’il sera indispensable de maîtriser au XXIe siècle ?
Le World Economic Forum les a répartis en trois groupes. Le premier a trait aux connaissances de base telles que la lecture, le calcul, les sciences, la culture, le maniement des ordinateurs. Le second fait appel à la capacité à gérer des situations complexes : la créativité, l’esprit critique, la communication et la collaboration. Et le troisième porte sur la capacité des élèves à devenir des acteurs de leur vie et de leur environnement. Pour ce faire, il leur faudra être curieux, avoir de l’initiative, de la persévérance, être adaptable, posséder du leadership et disposer d’une conscience sociale et culturelle.
On comprend que l’on fait autant référence à des savoir vivre et savoir être qu’à de l’accumulation de connaissances. Le cadre de l’école ne saurait répondre à toutes ces attentes.
En tant qu’ONG à quel stade de la vie de l’enfant pensez-vous pouvoir intervenir ?
Ces dernières années, tous les systèmes scolaires cherchent à adapter leurs cursus aux nouvelles donnes technologique. Or, on le constate partout, il est très difficile d’intervenir sur les contenus des cours. Les changements systémiques sont toujours très lents et soulèvent des critiques tant de la part des enseignants que des parents.
Pour avancer, nous nous sommes focalisés sur un autre espace-temps de la vie des enfants : leurs loisirs. Là, que l’on soit dans des structures parascolaires, dans la rue ou à la maison, il est plus facile de proposer un autre type d’interactions qui permettent aux enfants de vivre de nouvelles expériences.
Des expériences que vous regroupez sous le terme de « Computational Thinking (CT) ». De quoi s’agit-il ?
L’idée est de préparer les enfants à devenir des créateurs et non des consommateurs de technologie. Pour ce faire, il faut qu’ils soient à l’aise avec des concepts complexes, qu’ils soient capables de gérer des problèmes, tout en étant persévérants face à l’effort et tolérants. Enfin, il faut qu’ils soient également aptes à collaborer dans l’optique de trouver des solutions communes. Le CT, aussi nomée pensée informatique, n’est autre que penser les problèmes d’une manière qui permettrait aux ordinateurs de les résoudre. La technologie devient ainsi un instrument de soutien du processus de la pensée humaine.
Mais comment peut-on enseigner ces valeurs idéales pour appréhender un monde encore en construction ?
Une option serait de former toute la population, adultes comme enfants. Mais cela est difficilement réalisable. L’autre solution est de prendre prétexte du jeu pour infuser des notions de CT dans les espaces publiques, comme par exemple les aires de jeu, les places publiques ou pourquoi pas les arrêts de bus.
Pour nos projets actuels, nous travaillons ensemble avec des chercheurs de renommé internationale du Center for Universal Education at Brookings et Temple University aux Etats-Unis qui ont lancé le programme « Urban Thinkscape » notamment dans les quartiers ouest de Philadelphie. Implanter des installations cognitives dans des zones déshéritées permet de créer un nouveau lien social tout en augmentant le niveau de connaissances à moindre coût.
Concrètement à quoi ressemblent ces installations ?
Imaginez une animation lumineuse qui diffuserait des trompes l’oeil dans un abribus. Rien de mieux pour susciter les discussions. De quoi oublier son mobile et enrichir son vocabulaire. Où des empreintes de pas sur le sol ressemblant à un jeu de marelle mettant en avant des notions d’autorégulation et de la discipline. Et pourquoi ne pas installer un puzzle sur le mur de l’abribus, les enfants pourraient ainsi exercer des compétences spatiales essentielles pour la compréhension de la science, de la technologie et des mathématiques ? D’autres projets ont déjà vu le jour comme des fermes urbaines permettant aux enfants d’explorer des notions de sciences et de mathématiques tout en faisant pousser des légumes.
On peut imaginer des projets à l’infini. Certes, ces expériences peuvent agrémentées d’outils digitaux afin de consolider les savoirs techniques mais la participation et la collaboration sont des facteurs primordiaux si l’on veut que les enfants comprennent ce qu’est la création. Leur monde sera celui des entrepreneurs et il faut leur montrer que d’autres voies d’apprentissages sont possibles.
Quels seront les projets que vous allez implanter en Suisse ?
Cet été, nous allons lancer deux initiatives. La première se tiendra à Dübendorf près de Zurich sur un espace public mis à disposition par la commune. Sous l’appellation We Are Play Lab Adventure, nous allons proposer aux enfants de créer des installations avec des matériaux de récupération qui feront partie d’un parcours de CT.
La second sera Parkopoly, un concept innovatif développé par les chercheurs de Brookings et de Temple University où les activités de CT auront la forme d’un parcours de découverte ouvert aux enfants et aux parents dans des espaces publiques. Nous allons intégrer cette installation lors des « Summer Camps du Digital Switzerland Next Generation », des camps d’été où les enfants apprennent la programmation, la robotique et les principes d’entrepreneuriat.
Parallèlement, nous allons collaborer avec les écoles polytechniques sur des nouveaux projets et développer une plateforme permettant la constitution d’une communauté consacrée au développement du CT en Suisse.
Quel est votre lien avec l’EPFL ?
Nos projets sont basés sur la recherche scientifique dans les domaines de l’éducation et des nouvelles technologies. Quand j’ai commencé à travailler sur We Are Play Lab, je me suis rendue à l’EPFL pour rencontrer le professeur Pierre Dillenbourg (Mooc’s Factory). J’ai appris qu’il était en train de monter un incubateur rassemblant tous les entrepreneurs actifs dans le Educational Technology dans le pays afin de créer de la visibilité et de la crédibilité dans un domaine à fort potentiel. La formation a toujours été perçue comme une ressource naturelle en Suisse, pas question de rater le virage numérique. D’autant que les investissements dans ce domaine devraient dépasser les 250 milliards de dollars en 2020*
Convaincue par la nécessité et la valeur ajoutée du projet, en parallèle avec mon projet, j’ai accepté de soutenir l’équipe du Swiss EdTech Collidier pour son inauguration qui a eu lieu le 27 avril dernier. Cet espace collaboratif de près de 300 m2 rassemble désormais 30 startups qui travaillent autant sur la formation scolaire, continue ou professionnelle par le biais d’outils digitaux, de réalité virtuelle ou, comme pour We Are Play Lab, au travers d’installations ou d’événements.
Le CT change la manière dont on appréhende la formation. Désormais, les phases d’apprentissages se dérouleront tout au long de notre vie.
Nous passons d’une logique de plan de carrière à celle de plan de vie. Ce changement de paradigme implique de mettre en pratique de nouvelles formes d’apprentissages. Nous devons être conscients que l’évolution exponentielle de la technologie n’aura pas de fin, nous allons devoir constamment nous adapter et surtout apprendre à intégrer ces nouveaux outils sur des projets réels.
Quel sens a encore l’actuel système de notes qui récompense ceux qui sont les plus dociles et non les plus ingénieux ? L’individualisme va céder la place à la collaboration et l’accumulation de savoir à la mise en pratique des connaissances pour un but visant le bien commun. Un nouveau monde est en train de se mettre en place.
*(EdTechXGlobal et IBIS Capital report, 2016)