Internet, pays de la gratuité servant d’antichambre au savoir ! Il est plus que temps d’écorner le mythe et d’ouvrir les yeux sur la véritable spoliation des contenus à laquelle se livrent les géants du net. Sans avoir à rendre des comptes ! Du moins jusqu’ici dans la grande majorité de leurs marchés cibles. Car fort heureusement, la résistance s’organise. Dans l’Union européenne, notamment, avec la France en guise de franc-tireur, mais aussi en Australie, aux Etats-Unis, au Canada… et bientôt en Suisse. Ce vent de fronde, cela fait des années qu’il couve au sein de la communauté des éditeurs et pour une raison bien simple. Nous tous, petits et grands, voyons le fruit de notre travail journalistique repris par les plateformes numériques mondialisées, les fameux GAMAM (Google, Apple, Meta, Amazon, Microsoft), sans qu’aucune rétribution ne vienne nous indemniser pour l’appropriation de ces contenus via le paiement de « droits voisins », terme utilisé pour qualifier le droit des éditeurs considéré comme voisin du droit des auteurs. Rien de bien méchant, peut-on entendre à la ronde. Ces recensions d’articles ne profitent-elles pas aux éditeurs en générant du trafic vers leurs sites d’information respectifs, sans parler du sacro-saint principe de la neutralité du net voulant que l’internaute ait accès à l’information sans discrimination. Des relations « gagnant-gagnant », somme toute ! Eh bien non !
La quête du clic
Cela ne fonctionne effectivement pas ainsi. Notamment parce qu’il est totalement illusoire de tabler ingénument sur les intentions « désintéressées » d’un Google ou d’un Facebook, dont la quête de profits reste le fondement de leur modèle d’affaires à tendance monopolistique. Et de profits, il en est évidemment de plus en plus question avec le basculement progressif de la publicité vers Internet. Selon les statistiques de Media Focus Suisse, la publicité sur Internet n’a cessé de gagner du terrain ces dernières années pour représenter une part majoritaire de 30% en 2021 avec des recettes de 1,7 milliards de francs. Viennent ensuite la télévision (29%), les médias imprimés (25%) et l’affichage extérieur (12%). Concrètement, cela veut dire que les recherches sur Internet touchant l’actualité génèrent un trafic important vers les plateformes numériques des GAMAM, qui publient des courts extraits d’articles repris essentiellement chez nous, éditeurs locaux, sans notre consentement et sans nous payer le moindre franc. Cette captation sans frais est clairement devenue un vecteur d’audience, notamment pour Google News (Suisse) lancé en 2004, qui voit son gâteau publicitaire grossir au détriment des éditeurs locaux.
Il est grand temps de mettre fin à une situation qui voit les multinationales du numérique s’approprier indument le travail des « artisans » de l’information actifs dans notre pays. Surtout que les plateformes en ligne des GAMAM tournent de plus en plus en vase clos, sans forcément rediriger les internautes vers la source de l’information. Les nouvelles habitudes de lecture sur smartphone le montrent suffisamment. S’il est question d’audience, on comprend facilement à qui profite le crime, d’autant que cette quête du « clic » constitue une priorité pour ces entreprises. Pour les éditeurs locaux, en revanche, la pénétration du marché dépend uniquement d’un travail d’information effectué sur le terrain et des efforts déployés pour la vérifier et la présenter de manière attractive. Un savoir-faire unique, des efforts couteux, dont le bénéfice nous est volé ! Sans compter les conditions-cadres qui pénalisent les entreprises suisses vis-à-vis de ces compagnies californiennes championnes de l’optimisation fiscale.
Rémunération équitable
On ne saurait évidemment compter sur les droits voisins pour résoudre les problèmes liés aux sources de financement des médias helvétiques, dans la mesure où l’on parle de quelques dizaines de millions de francs de droits à répartir entre les différents éditeurs concernés. En tout état de cause, des montants inférieurs à l’aide fédérale refusée pour de mauvaises raisons lors de la votation du 13 février dernier. Il est toutefois question d’une rémunération équitable des médias suisses pour leur contribution à la chaîne de valeur d’une information de qualité.
De son côté, l’Union Européenne (UE) a déjà réagi en 2019, introduisant une directive sur le droit voisin en faveur des médias avec un délai d’application de deux ans, donné aux Etats membres. Sans entrer dans les détails, il est intéressant de noter qu’en France, après avoir été condamné à 500 millions d’euros d’amende pour ne pas avoir négocié « de bonne foi » avec les éditeurs de presse, Google s’est vu contraint à conclure des accords-cadres avec 140 publications. En Suisse, après avoir attendu que la situation se clarifie dans l’Union européenne, le Conseil fédéral s’est déclaré favorable à l’introduction du droit voisin dans la législation. Fin 2021, il confiait à son administration l’élaboration d’un projet pour la fin de cette année. Projet qui sera mis en consultation en 2023.
A ce stade, il y a tout lieu de croire à une nouvelle levée de boucliers d’opposants farouches qui se sont déjà manifestés dans le cadre de la loi d’aide aux médias et de la loi Netflix. Un nouveau cheval de bataille, donc, pour ces parangons du dogmatisme ultra-libéral qui préfèrent favoriser un Apple déshumanisé disposant d’une trésorerie de près de 200 milliards de dollars plutôt que d’écouter les PME suisses pour qui l’information n’est pas une denrée que l’on brade. Sachons en reconnaître la valeur en nous engageant, comme l’UE a su le faire, en faveur des droits qui protègent notre démocratie directe.
Par Jacques Matthey