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Grand Interview : Markus et Daniel Freitag

Journée de presse au Mudac. Les deux frères Freitag (il est pourtant rare de les voir ensemble) sont à Lausanne avec les jumeaux Riklin, Frank et Patrik, deux artistes qui ont également contribué à la mise sur pied de cette exposition exceptionnelle en faisant entrer au musée la marque Freitag, à l’occasion de son 20e anniversaire. Mais il n’était pas question d’en faire une rétrospective ! Ce travail à huit mains a donné lieu à une expérience originale : les clients de la marque ont été sollicités pour réinventer la marque à leur tour. Décousus et transformés à nouveau en bâche de camion, de vieux sacs Freitag ont ainsi retrouvé une nouvelle jeunesse sous la forme de cinq sacoches exposées au musée. L’occasion de réfléchir au concept de marque et d’aboutir à l’élaboration d’un manifeste sur la consommation à l’ère numérique.

Daniel Freitag,  peut-on considérer Freitag comme une marque commerciale ?
Absolument. Toutefois, être une marque ne saurait se limiter à accrocher un logo sur nos produits. Dès le départ, nous avons voulu que notre démarche commerciale ait un sens et qu’elle se cale sur nos valeurs et notre respect pour l’écologie.

Que vous a apporté l’expérience du Mudac ?
Lorsqu’on nous a proposé cette possibilité pour marquer les 20 ans de Freitag, Markus et moi avons immédiatement rejeté l’idée d’une rétrospective. Nous ne voulions pas uniquement être des fabricants de sacs et de vêtements qui présentent leurs collections. Un musée n’est pas un show room. Il fallait aller plus loin. Mais que proposer à la place ?

En quoi la collaboration avec les jumeaux Riklin a-t-elle été essentielle ?
Ils nous ont obligés à nous poser des questions essentielles sur nos activités passées, présentes et futures. C’est ainsi que nous avons pris conscience qu’être une marque « différente » n’est pas un concept en soi. Il faut en faire le témoignage constamment ; rien n’est jamais acquis.

Pourtant, dès la création de Freitag, vous vous êtes toujours distingués tant par votre mode de fabrication que de distribution. Cela devrait aller de soi ?
Il est vrai que nous avons créé nos premiers happenings dans des arrêts de bus. Nous avons toujours gardé un contact direct avec nos clients, avec qui nous partageons le même univers culturel. Cette proximité a toujours été le moteur de notre travail.
Le processus de fabrication, notre management, notre gestion du personnel, nos boutiques : tout nous confortait dans l’idée que nous étions cohérents avec nous-mêmes. Mais la collaboration avec les frères Riklin nous a fait comprendre qu’au final nous ne faisons que vendre des sacs, et aujourd’hui également des habits. Nous reproduisons une relation très « top-down » : on fabrique et vous achetez.

Donc ?
Nous avons dû convenir qu’être différent ne signifie pas être meilleur.

Un choc pour vous ?
C’est surtout une prise de conscience du fait que la relation client a évolué avec le web. On ne pourra plus vendre des biens de la même façon à la génération des « Millenials », pour qui la possession n’a pas le même sens.

Pour une marque à l’image alternative, vous avez tardé à prendre le virage du numérique. Pourquoi ?
Ce n’est pas tout à fait vrai : nous avons un site de e-commerce, qui permet également de dessiner son propre sac, et nous avons équipé certains de nos magasins de caméras en live streaming. Mais il est vrai que nous sommes peu actifs sur les réseaux sociaux. Nous sommes une PME de 150 employés qui vend ses produits à l’international. Nous avons dû faire des choix et avons préféré miser sur l’expérience multi-canal, avec comme pivot central le magasin. A l’étranger, le public ne nous connaît pas. Nos magasins sont donc le principal support de notre communication.

Comment toucher ces nouveaux publics pour qui la recommandation est plus importante que le statut ?
Nous avons pris conscience de cela avec les frères Riklin. Ils se présentent comme des « artonomist », à cheval entre l’art et l’économie. Un positionnement original que l’on ressent dans leur travail pour cette exposition, travail qui a d’ailleurs abouti également à la création d’un manifeste.

Ce texte en neuf points est un mode d’emploi pour le marketing 3.0. Réalisez-vous à quel point votre postulat est précurseur ?
Ce Manifeste est avant tout le résultat d’une réflexion. Au départ, nous devions relever un défi : répondre à la carte blanche que nous offrait le Mudac. C’est en réfléchissant à la relation fabricant-consommateur que nous avons eu l’idée d’inverser ce flux. C’est ainsi qu’est née l’idée de demander à nos clients de nous rendre des sacs usagés provenant de notre marque. Nous ne savions pas comment le public allait réagir. Nous avons été les premiers étonnés d’en récupérer une centaine sans avoir à dédommager personne. Chaque fois, ces clients se montraient reconnaissants d’avoir l’opportunité de nous rendre leur vieux sac car ils ne voulaient pas le jeter à la poubelle. Cela nous a fait réaliser à quel point les valeurs de la société de consommation sont en train de changer ; on ne peut plus l’ignorer.

Qu’est-ce que cela signifie pour des fabricants comme vous ?
Comme le décrivent les frère Riklin, nous sommes en train de passer du marketing au « march »keting. Le public est à la recherche de sens. On n’a plus envie d’acheter pour montrer un statut social. L’accès aux biens est plus important que leur possession. On le voit avec l’émergence de services comme AirBnB, Mobility, etc. Plus que jamais, les marques vont devoir démontrer leur utilité.

Le point 2 de votre Manifeste va dans ce sens.
Effectivement, le public achètera des objets qui durent et il louera ou échangera ce qu’il considère comme éphémère ou à moins forte valeur ajoutée pour lui. Cela va remettre en question tout le commerce. Comment va-t-on pouvoir répondre à cette attente ?

On va devoir également réécrire toute la communication des marques ?
Nous avons souhaité que les cinq sacs exposés au MUDAC puissent être empruntés par le public. Chacun aura le droit de vivre cette expérience pendant trois jours. Nous avons proposé des missions ou glissé des messages pour que ces gens puissent partager et raconter leur propre aventure avec nos sacs. C’est cela l’histoire d’une marque. La légitimité vient des utilisateurs et non de textes écrits par des communicants.

Doit-on comprendre que Freitag se prépare à révolutionner son modèle d’affaires ?
L’une des missions de l’art est de nous projeter dans une autre réalité ou dans un autre temps. Comme je l’ai expliqué, nous n’avions pas d’idée préconçue en entamant cette démarche muséographique. Nous n’avons jamais cherché à nous ériger en modèles ou en chefs de file d’un mouvement. Nous ne faisons que partager des thèmes qui sont apparus au cours de notre travail. Ces neuf points sont des tendances que l’on commence à percevoir dans la société. Notre réflexion sur notre passé nous a ouvert un nouvel avenir. C’est un pied de nez, que nous n’avons pas cherché mais que nous ne pouvons pas ignorer. Seule certitude, nous en tiendrons compte dans le développement de Freitag.

 

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