L’avenir du quotidien Le Temps étant enfin scellé sous la bannière de Ringier, tout reste maintenant à construire. Les chantiers sont nombreux : réunir les rédactions du Temps, de L’Hebdo et d’Edelweiss sous un même toit lausannois, créer une newsroom, réinventer le positionnement pour les marques premium de Ringier Romandie et créer de nouvelles synergies publicitaires.
Au centre de pilotage, on retrouve Daniel Pillard, qui s’est battu à Zurich pour faire entrer un quotidien dans une écurie de magazines. Un devoir pour le marché print et une nécessité pour Ringier Romandie. Quel est son plan d’action ? Pour le savoir, il était urgent de lui consacrer une grande interview.
Quelle est la vraie histoire du rachat du Temps ?
Elle n’a pas commencé en 2014 mais en 2008, lorsque j’étais en poste à Zurich. Avec Michael Ringier et Marc Walder, nous avions alors évoqué l’avenir de ce titre au sein du groupe Ringier et ma recommandation avait été de vendre notre part. La situation du Temps n’était pas viable avec deux importants actionnaires, par ailleurs concurrents sur le marché. Résultat : aucun des deux éditeurs ne s’occupait de ce titre comme si c’était l’un des siens. Tant que les chiffres ont été positifs personne n’a bougé, mais au fil du temps, avec l’érosion de la publicité et la baisse du marché lecteur, la coexistence est devenue plus tendue. C’est à ce moment que Tamedia et Ringier ont décidé de mettre en vente ce quotidien.
Pourquoi avoir cherché un acheteur, alors que vous auriez pu vous entendre et procéder à une vente interne, comme cela s’est finalement produit ?
Nous étions obligés de le mettre en vente pour que les acheteurs se déclarent. Avec des contacts directs, il aurait été trop facile pour des acheteurs potentiels de décliner l’offre. C’était donc la seule voie, quand bien même si elle était difficile à vivre pour la rédaction.
A quel moment avez-vous commencé à plaider pour le rachat par Ringier ?
Immédiatement. En rachetant Le Temps se présentait à nous l’opportunité de renforcer L’Hebdo et Edelweis en constituant un pôle premium, qui nous permettrait de réaliser des économies et d’imaginer des synergies éditoriales et surtout de constituer des combinaisons publicitaires. Un scénario parfait. Encore fallait-il convaincre…
Ce pari n’est-il pas dangereux pour Ringier Romandie ?
L’existence de Ringier Romandie au sein du groupe Ringier n’est jamais allée de soi. Depuis sa création en 1989, il faut la défendre : c’est une structure relativement lourde qui gérait jusqu’ici un portefeuille de titres limité. Depuis que j’ai pris sa direction en 2003, je n’ai eu de cesse de la renforcer. Nous avons eu beaucoup de projets qui sont restés dans les tiroirs, le seul projet qui ait abouti est la création de la régie pour la fenêtre suisse de TF1. L’achat du Temps nous offrait une masse critique nous permettant de stabiliser tout l’édifice.
L’autre point faible de Ringier Romandie est sa faible présence sur le web.
Avec des hebdomadaires, il est difficile d’être performant sur le web, nous ne générons pas assez de trafic pour offrir des opportunités intéressantes aux annonceurs. Nous devons nous limiter au sponsoring. Stratégiquement, il est vital de créer un axe digital avec le site du Blick. Les tentatives de rapprochement avec le site Le Matin n’ayant pas abouti, le site du Temps était l’opportunité que nous cherchions.
Vous attendiez-vous à vous retrouver avec autant d’acheteurs ?
Non, et j’ai franchement cru à plusieurs reprises que nous allions le vendre. Et dans ce cas, Ringier était le groupe qui avait le plus à perdre, car si l’acheteur n’avait pas été un éditeur, ce qui a bien failli être le cas, il aurait eu besoin de prestations et de services que seul Tamedia pouvait offrir en Suisse romande.
Comment la situation s’est retournée en votre faveur ?
Parce que nous n’avons finalement pas eu de clients.
Mais vous les avez tous rejetés !
Nous n’avons pas eu de clients à 20 millions de francs. Tel était le prix sur lequel nous nous étions mis d’accord pour procéder à la vente. Au final, il ne restait que Tamedia et Ringier. Michael Ringier a annoncé qu’il était preneur.
Avez-vous dû le convaincre ?
Non, il est arrivé à cette conclusion au fil des contacts qu’il a eu avec des politiciens, des journalistes en Suisse romande. Cela faisait longtemps qu’il n’était pas venu à Lausanne et à l’occasion de ces rendez-vous, il s’est rendu compte de l’importance de ce titre pour le marché.
Et Marc Walder, soutenait-il ce rachat ?
Oui, il était aussi très convaincu, même s’il est certain que nous n’allons pas devenir riche avec Le Temps, mais il s’agit d’une affaire de coeur !
Après ce rachat, quelles sont vos priorités ?
Le projet « intégration » a démarré en juin 2014. Nous avons commencé par esquisser des modèles de newsroom. Nous nous sommes également urgemment penchés sur le marché lecteur du Temps pour tenter de remonter les ventes. Nous sommes en train de remettre en marche les abonnements et allons soutenir la présence du titre au kiosque.
Côté logistique, à la fin du mois d’avril, le bail des locaux de la gare de Genève arrivera à son terme. Début mai, les journalistes du Temps rejoindront donc leurs collègues de L’Hebdo et d’Edelweiss dans 1500 m2 de locaux entièrement rénovés.
Quid de la publicité ?
Depuis l’automne 2012, les régies publicitaires des magazines alémaniques de Ringier et celle de Ringier Romandie ont été réunies. L’ensemble du portefeuille des magazines en allemand, en français et le Blick est désormais vendu sous la direction d’une régie centralisée à Zurich. Cette nouvelle organisation a engendré des avantages et des inconvénients. Les titres qui ont le plus profité de ce regroupement sont ceux qui avaient un pendant en Suisse alémanique, comme L’illustré et la Schweizer Illustrierte ou Edelweiss et Bolero. L’Hebdo – qui est un ovni dans le portefeuille – a souffert de cette centralisation. Le rachat du Temps nous a permis de faire un bilan et il a été admis que les forces de vente en Suisse romande étaient insuffisantes. Nous les aurions renforcées dans tous les cas.
Envisagez-vous de revenir à un modèle à deux régies ?
Non, la direction de la régie restera à Zurich sous la responsabilité de Thomas Passen qui pourra compter sur deux bras droits : Beniamino Esposito pour le marché alémanique et Marianna Di Rocco, qui vient de rejoindre Ringier, pour le marché romand. Elle vendra également les titres alémaniques en Suisse romande.
Faridée Visinand vient de quitter Ringier Romandie, qui va reprendre le marché lecteur ?
Elle assure un mandat jusqu’à la fin de l’année et elle a mis en place un plan d’action que Jérôme Paoli, qui assure l’interim avec beaucoup d’engagement, est en train de mettre en œuvre. Pour la remplacer à la direction de Ringier Romandie, je suis à la recherche d’un spécialiste du marketing lecteur avec un profil de manager ayant une expérience digitale.
D’autres chantiers ?
Oui, le transfert des bases de données nous donne pas mal de fil à retordre. Nous travaillons tous sur des bases SAP, mais Le Temps est arrimé aux bases de Tamedia. C’est complexe.
Depuis que la Comco vous a délivré son blanc-seing qu’avez-vous entrepris pour l’intégration de ces entreprises ?
Nous sommes en train de traiter les cas de doublons dans l’administration (RH, Finance, etc..) et de recomposer la direction. J’aurais souhaité reprendre quatre cadres du Temps mais finalement seuls deux viendront (ndrl : Philippe Lechaud et Marianne Di Rocco). Maintenant, il n’y a plus qu’une direction à Lausanne et tous les quinze jours, j’anime une séance d’information et de coordination à Genève.
Quand doit arriver Stéphane Benoît-Godet, le nouveau rédacteur du Temps ?
Il a déjà un bureau à la rédaction du Temps : grâce à la nomination de son adjointe Myret Zaki,à la tête de Bilan, il a pu être libéré pour le 31 octobre déjà ! Mais il ne prendra ses fonctions que le 1er janvier, Pierre Veya ayant élégamment accepté de rester à la barre du Temps jusqu’à la fin de l’année. Et Gaël Hurlimann, responsable de la newsroom arrivera le 1er février.
Combien de journalistes du Temps allez-vous garder ?
Rien n’est encore défini. Notre périmètre de référence large est la réunion des trois rédactions (Le Temps, L’Hebdo et Edelweiss). Nous partons de cette base et nous définirons le nombre de journalistes en fonction des besoins réels de la newsroom et de chaque titre.
Ringier a déjà l’expérience d’une newsroom avec le Blick, allez-vous reprendre ce modèle ?
Nous en inspirer oui, le dupliquer non. A Zurich, la newsroom alimente un site, un quotidien et un magazine; mais elle reste dans un univers mono marque. Ici, nous allons devoir travailler avec trois marques différentes…
Ces trois titres garderont-ils leur positionnement ?
Entre Le Temps et L’Hebdo, il n’y a que 11% de doubles lecteurs. Il est donc important que chaque titre conserve son identité propre, voire la renforce. Ce qui n’empêche pas la mise en commun de certaines ressources, par exemple pour la production de suppléments. Lesquels faut-il fusionner ou au contraire maintenir séparés ? Ainsi, Montres Passion et le Spécial horlogerie du Temps sont complémentaires et nous perdrions du chiffre d’affaires si nous n’en produisions qu’un seul. Dans d’autres cas, c’est l’inverse.
L’Hebdo et Edelweiss viennent de refaire leur maquette, Le Temps gardera-t-il la sienne ?
On veut rendre le Temps encore plus attractif, c’est une exigence de Michaël Ringier. Nous allons réinventer ce titre, en le faisant entrer dans son époque. Tant Stéphane Benoît-Godet que Gaël Hurlimann sont de la génération numérique et je suis certain qu’ils vont rajeunir ce titre. Les premiers contacts avec la rédaction se sont très bien passés.
Comment allez-vous gérer la gouvernance entre les trois titres et la newsroom ?
On verra; l’expérience du Blick nous a montré qu’un régime avec un super responsable n’est pas forcément la panacée. Ce qui importe c’est que les rédacteurs en chef adhèrent au projet et tirent à la même corde. En ce qui nous concerne, je pense que nous avons trouvé la Dream Team. Il ne devrait pas y avoir de problème de gouvernance.
Quand cette newsroom sera-t-elle opérationnelle ?
Comme nous fonctionnons avec des systèmes rédactionnels différents, nous devrons faire un choix et l’adaptation va prendre un certain temps. En janvier, nous allons présenter au Conseil d’administration une esquisse de newsroom. Début mai, les rédactions seront réunies. Au plus tard, fin 2015, tout devrait être opérationnel.
Mais vous ne pourrez pas garder tout le monde !
On verra qui sera là au printemps. Il y a un processus de transfert d’entreprise. Ceux qui ont un contrat Le Temps SA vont recevoir un contrat Ringier SA. Nous sommes en consultation avec les employés. On ne sait pas encore qui décidera de nous suivre. Au printemps, nous y verrons plus clair.
Le renforcement de Ringier Romandie préfigure-t-il une bagarre avec Tamedia tant pour les lecteurs que les annonceurs ?
Le marché va se segmenter. Tamedia a une position privilégiée sur le web et sur le marché des régionaux. Nous nous renforçons dans le secteur premium.
Le Matin Dimanche vise également les annonceurs premium !
Tamedia jouit d’une position de monopole le dimanche qui agace le marché. Il est clair que les annonceurs attendent une alternative. Nous avions lancé Dimanche.ch, mais nous n’avons pas réussi à le rendre viable.
De la pub TV au web, il n’y a qu’un pas…
… qui passe par la vidéo. Les places seront chères et la bagarre ne fait que commencer. Le display c’est fini. Le marché de la publicité télévisuelle arrive à saturation.
Et le print ?
On peut encore gagner de l’argent avec le print si l’on a une force de frappe et si l’on est créatif. Et pas seulement en vendant de la publicité. Le marché lecteur est aussi porteur : TV8 est aujourd’hui le magazine le plus vendu de Suisse romande et Landliebe fait un carton en Suisse alémanique.