Dans cette édition de Cominmag (p20 à 17), vous trouverez les chiffres de Mach Basic de 2000 à 2013. L’arrêt de cette étude, remplacée dès septembre par Mach 3, nous permet de revenir sur ces 13 dernières années qui ont tant bouleversé l’industrie de la presse romande et nationale.
Qui choisir pour commenter cette mutation et réfléchir aux pistes d’avenir ? En tant qu’administrateur délégué et rédacteur en chef de L’Agefi, ancien rédacteur en chef de PME Magazine, François Schaller nous a semblé être un observateur idéal.
-François Schaller, s’il vous fallait retenir un événement concernant la presse romande pendant ces 13 dernières années, quel serait-il ?
-Il y a eu en gros l’émergence du Temps et de Bon à Savoir, l’expérience Dimanche.ch, la disparition de deux quotidiens micro-locaux dans le canton de Vaud, la brève cotation de L’Agefi, l’émulation PME Magazine – Bilan, et bien entendu les gratuits en 2005-2006. Les gratuits, c’est l’événement à retenir. Il a été décisif dans l’éclatement par paliers de la bulle « presse écrite » en Suisse romande. Ce qui intrigue, c’est que la grande consolidation annoncée depuis si longtemps soit aussi lente. Il reste tout de même plus de dix quotidiens sur ce nano marché, et aucun magazine significatif n’a disparu.
-Certes, mais l’équibre des forces à changé. Durant cette période, les principaux titres de la presse romande sont passés en mains alémaniques ou étrangères. Doit-on s’en inquiéter ?
-L’équilibre des forces a-t-il vraiment changé? Le leader Tamedia s’est substitué au leader Edipresse. Axel Springer et Hersant sont montés en puissance. Mais ce ne sont pas ces interventions extérieures, positives sur le plan économique très défensif, qui ont fait évoluer le journalisme. La manière de faire des journaux en Suisse romande s’est d’ailleurs toujours inspirée de Zurich. Il n’y a que Le Temps qui s’inspire de Paris.
-Les centres de décisions se déplacent vers Zurich (Tamedia, Ringier, Axel Springer). Et dans le cas de Tamedia et Ringier, il s’agit de groupes familiaux suisses qui pourraient à l’avenir parfaitement passer en mains étrangères. Quid de la presse romande dans ce cas ?
-Je n’adhère guère à ce scénario. A ma connaissance, un groupe comme Axel Springer ne fait plus d’acquisition dans le papier depuis plusieurs années ; ’est un choix. La dernière occasion pour Ringier d’être repris remonte à dix ans. Et je ne suis pas sûr que Hersant reviendrait aujourd’hui en Suisse. Même si le marché se consolidait de cette manière, je ne me ferais pas de souci. Dans notre belle province, le journalisme est local par nécessité. Si c’est encore lucratif, tant les opérateurs locaux que les multinationales feront en sorte qu’il soit local au possible. Si les grands n’en veulent plus, des petits prendront leur place (avec l’aide de mécènes et de collectivités publiques, comme les télés locales, le théâtre ou l’opéra). Il y a toujours beaucoup à faire pour améliorer le rapport qualité/coût du local. Ce qui m’étonne, d’ailleurs, c’est qu’un vrai journalisme localier, autour de la narration et de l’image, qui n’aurait rien à voir avec la première personne des réseaux sociaux, ne se développe pas davantage sur le web.
-Revenons sur l’épisode des gratuits. Offrir de l’information gratuitement, était-ce une erreur ou une anticipation de ce que le web allait proposer ?
-Ni l’un ni l’autre. Il y aura toujours de l’information, de l’analyse, du commentaire, du récit payants. La vitalité de certains magazines le montre. The Economist et d’autres produits anglophones ont un public planétaire en forte croissance. Dans le vernaculaire, ce sont les produits très ciblés qui donnent l’impression de pouvoir se développer sur le mode payant. Ils trouvent des annonceurs. L’hyper-local identitaire est aussi une sorte de niche.
-La thématique micro-locale a toujours été peu valorisée par les journalistes…
-C’est vrai, mais ça évolue. De grands auteurs comme Paul Auster ont revalorisé le terroir et le fait divers en lui donnant des dimensions universelles. Il y a aussi une réaction à la mondialisation, comme au début du XXe siècle (en plus pacifique heureusement). Cette évolution implique des changements dans la manière de travailler. Il faut beaucoup de gens sur le terrain, qui sont des fournisseurs de matière première. Mais c’est au back office de transformer les textes bruts (ou les images) pour leur donner de l’envergure. C’est le back office qui fait le produit journal. Dans notre métier, le back office est de plus en plus le vrai front.
-Donc, si je vous comprends bien, le modèle idéal pour la presse locale est un site communautaire ramenant des contenus variés et bruts qui seront par la suite enrichis pas une rédaction restreinte et spécialisée. Un peu le modèle de Signé Genève et la Tribune de Genève ?
-Oui, Signé Genève revient en quelque sorte au journalisme local à l’ancienne, quand la vie des communes, des quartiers, des associations, ou encore les matches de foot étaient chroniqués par des journalistes (sans parler des photographes) pigistes, certes non professionnels mais passionnés. Leurs textes étaient parfois post-édités, c’est-à-dire réécrits, épurés, enrichis. Le traitement de texte et le web ont rendu ce genre d’opération très simple. Une partie des coûts portent aujourd’hui sur un professionnalisme de terrain superflu, qui a même tendance à formater la perception et à rendre le local ennuyeux. Professionnalisme devient vite synonyme de conformisme. Le journaliste professionnel devrait rester un dernier recours, pour des sujets très sensibles, difficile, ou en cas de problème.
-Autrement dit, un business model viable existait avant que la presse ne dépende quasi entièrement de ses revenus publicitaires. Comment le transposer aujourd’hui à tous les segments de la presse (locale, spécialisée, magazine) ?
-Je ne pense pas qu’il y ait de solution uniforme. L’Agefi est un quotidien de 24 pages qui court après sa rentabilité, très profilé, local à l’échelle européenne, réalisé avec moins de dix journalistes cherchant à donner du sens à l’actualité. Nous avons six pages de cours qui nous identifient finance, mais sommes aussi les plus complets dans la reprise des agences factuelles de presse (un vrai plus). Il y a aussi une dizaine de journalistes free lance occasionnels, et des contributeurs non payants souvent très intéressants. Disons que c’est un modèle low cost dans le haut de gamme. L’abonnement est relativement cher (il pourrait l’être davantage) et les annonceurs souvent B2B. Ce n’est pas transposable globalement, mais des éléments peuvent inspirer certains titres locaux.
-Si je comprends bien la solution est un modèle moins « labour intensive ». Comment expliquez-vous que les écoles de journalisme soient pleines de nouvelles recrues?
-Le journalisme est un métier artistique et public qui fait rêver. Ce n’est pas le métier qui est remis en cause, mais ses ciblages, ses supports, ses modèles économiques. Le métier d’acteur n’a pas non plus été complètement remis en cause lorsque le théâtre a donné l’impression qu’il allait disparaître face au cinéma. Aujourd’hui, les écoles de journalisme s’adaptent à l’image et au numérique.
Une autre solution pour sauver la presse, le tout-payant sur le web ?
Après la vague de gratuit, le payant revient. Et revient par le haut : il faut être très bon pour avoir du succès en étant payant sur le web.
Propos recueillis par Victoria Marchand