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La valeur clé du luxe ? Le temps !

Professeur de marketing au sein du groupe INSEEC CREA et consultant, Jean-Noël Kapferer est un expert en marques de réputation internationale. En 2004, il a reçu le prix de l’American Marketing Association pour son article « Les stratégies de marques locales versus multinationales ». Alors qu’il a commencé sa carrière en analysant les marques distributeurs, il s’est ensuite intéressé au monde du luxe, dont la stratégie de marque est au cœur d’un extraordinaire développement mondial. Auteur d’une quinzaine de livres, il vient de publier « Kapferer on Luxury, How Luxury Brands can grow yet Remain Rare ». Il a également participé au Luxury Day organisé par CREA à Genève, occasion parfaite pour le rencontrer et l’interviewer.

Jean-Noël Kapferer, qu’est-ce qu’une marque de luxe : de l’industriel premium ou une production manufacturière limitée et exclusive ? Autrement dit, que doit-on comprendre avec ce mot ?
Je conviens qu’il s’agit d’un terme fourre-tout qui permet toutes les définitions. Toutefois, le luxe recouvre trois réalités.
C’est un rêve lorsqu’il qui définit quelque chose de difficilement atteignable. Chacun a son luxe, son petit coin de paradis. C’est aussi une industrie qui a pris peu à peu la place des entreprises du luxe et qui s’est révélée un antidote à la massification de la société contemporaine. Enfin, c’est une nouvelle approche marketing qui a remis en question les lois de la grande consommation, en préconisant notamment l’augmentation des prix pour faire croître la demande ou la communication à destination d’un public de non-acheteurs pour augmenter la désirabilité mais pas forcément les ventes.
Le luxe est une stratégie en soi. Et pour que les biens ne se démodent pas, ils doivent être le résultat d’un savoir-faire ancestral et être porteurs d’un héritage culturel. Le luxe est un pont entre le passé et le futur.

C’est donc l’inverse de la mode. Coco Channel disait justement qu’il n’y a que la mode qui se démode…
Exactement. La mode comme le premium sont vendus uniquement sur des valeurs fonctionnelles qui seront démodées par l’arrivée de la nouvelle gamme (p.ex. iPhone). La mode est une industrie en perpétuelle réinvention, là où le luxe est synonyme de stabilité et de pérennité.

Pourtant les marques de luxe se comportement commercialement de plus en plus comme les marques premium. Où est la différence ?
L’industrie du luxe n’existe que parce qu’elle a abandonné la rareté du nombre. Sinon, nous serions restés au stade de l’artisanat. Les marques de luxe sont désormais la propriété de groupes cotés en bourse qui sont contraints d’aller toujours de l’avant. Donc pour progresser, ils n’ont que deux options : augmenter en volume ou en prix. Et comme le niveau de la richesse mondiale ne cesse de croître, ces marques se voient contraintes de monter leurs prix pour rester un inaccessible accessible, un peu comme un horizon qui ne cesse de s’éloigner.

Mais lorsque des marques de luxe s’associent à la grande distribution, ne cherchent-elles pas plutôt à démocratiser le luxe ?
Ce concept très années 80 a été totalement abandonné. Avec les réseaux sociaux, les marques ont compris qu’elles ne pouvaient plus se montrer arrogantes. Par conséquent, elles doivent s’ouvrir au plus grand nombre. Une collection pour H&M, une série limitée, il ne s’agit là que de relations publiques. Une brèche que l’on s’empresse de refermer car le luxe doit rester un rêve.

Autre concept oublié : l’ADN de marque. Faut-il comprendre qu’il n’est plus pertinent ?
On a commencé à parler de l’ADN de la marque lorsque l’on s’est rendu compte qu’une marque de luxe était comme une plante qui, se nourrissant d’un humus, ne tarderait pas à se ramifier. Aujourd’hui, plus personne ne fait un travail de marque sans se référer à ce substrat originel. Il est intéressant de constater que les Américains sont venus plus tard que les Européens à ce concept d’identité, car ils préféraient parler de « Brand Image » ou de « Brand Equity ».
Mais lorsque l’on se retrouve en Corée du Sud, où la pénétration du mobile est de 99%, la question n’est plus l’ADN mais bien la manière dont le luxe va pouvoir appréhender les nouveaux outils de communication. Tout l’enjeu consiste à être présent sur ces plateformes (sinon le public vous percevra comme hors-jeu) tout en restant à part, sous peine de se faire aspirer et de ne plus être différenciable.

Les marques de luxe ont développé au fil du temps différentes stratégies de visibilité : le réseau de boutique dans les principales capitales, le site web et maintenant le e-commerce. Est-ce la bonne technique pour devenir global ?
Attention, rares sont les marques de luxe qui font du e-commerce. La vente de leurs produits en ligne est principalement sous le contrôle du marché de gros, représenté par les grands magasins et des sites spécialisés (vente-privée.com, net-a-porter.com, etc.). Les marques de luxe sont arrivées sur le web avec leurs sites officiels afin de limiter la contrefaçon. Rares sont celles qui vendent via ce canal.
Sur la Toile, les marques de luxe ont dû faire de la place à leurs partenaires. C’est ce qui donne une impression d’omniprésence de ces marques online.

L’expérience de marque que vous offre l’achat en boutique n’est nullement comparable à celle d’un site de e-commerce. Un paquet DHL ne saurait se comparer au sac arborant un logo que l’on tient fièrement à la sortie d’une boutique. On brise un rêve…
L’idéal lorsque l’on achète sur internet serait de recevoir son paquet livré par une limousine aux couleurs de la marque. Certains sites le font : à New York si vous commandez sur le site d’Hermès vous pourrez vous faire livrer à domicile. Ce niveau de service correspond à ce que l’on pourrait attendre du luxe. Car ce segment induit un comportement extrême sur toute la chaîne de valeur : du choix des matériaux à la livraison personnalisée et au service après vente. Rolls-Royce peut fournir des pièces détachées de quasiment tous les modèles qui ont été mis en service, de même qu’Hermès peut vous réparer la selle de votre arrière-grand-mère, puisque ils ont conservé la trace de toutes les factures dans leur archives. La preuve que le luxe est l’antidote de la société moderne de consommation.

Doit-on comprendre que le ressort du luxe est de jouer sur la nostalgie d’un temps où les riches étaient servis comme des rois ?
Pas uniquement. Nous sommes rentrés dans le marché de l’aspiration et de l’inspiration où chacun à envie d’être supérieur à ce qu’il est. Le marché de l’apparence est fondamental. En Asie, on n’invite pas chez-soi, donc les signes extérieurs de richesse sont très importants. En Europe ou aux Etats-Unis, votre adresse, les écoles que vous avez fréquentées sont des marqueurs sociaux plus forts que la marque de votre montre ou de votre sac. Mais pour ceux qui ne font pas partie de cette élite, le luxe représente le seul moyen de vivre au-dessus de leur niveau vie réel. C’est la raison pour laquelle ce marché a explosé ces dernières années.

Compte tenu de l’augmentation du nombre de milliardaires qui ne connaissent aucune limite financière et géographique, pourquoi leur proposer les mêmes magasins sur toute la planète ?
La globalisation des marques de luxe se limite à sept ou dix capitales dans le monde, dont les plus fondamentales sont New York, à cause de l’afflux de touristes, et Hong Kong, parce qu’on est certain d’y trouver des produits de marques non contrefaits. L’expansion des marques n’est par conséquent pas aussi globale que l’on pourrait imaginer… et bien plus complexe qu’il n’y paraît.
Ainsi, la distribution des produits est savamment réfléchie. Il y a certes des cœurs de collection que l’on retrouvera partout mais, en raison de la forte mobilité de cette population fortunée et du tourisme, l’approvisionnement des boutiques se doit d’être différencié.
La boutique a également une fonction symbolique. Elle est un lieu d’atmosphère qui agit sur nos cinq sens, ce qu’une page web ne peut actuellement offrir. Elle est également le lieu où l’on peut y être reconnu et être traité en VIP, notamment dans les étages privés. Elle sert par conséquent de maison de substitution. Et pour le reste du public, ce lieu agit comme une piqure de rappel car on ne peut adhérer à une religion sans temple.

Pourtant, la connaissance du profil du client n’est pas aussi fine dans le magasin que sur le Net.
Détrompez-vous, le carnet d’adresses des responsables de boutiques est aussi complet qu’une base de CRM. Une partie de leur travail consiste à suivre les déplacements de cette clientèle fortunée et de lui proposer des biens en exclusivité. Et lorsqu’un nouveau client arrive, tout doit être entrepris pour créer un lien qui mènera à la fidélisation. Le coût de ces boutiques est tel que la seule vente ne saurait justifier de tels investissements.

Profitons que nous sommes en Suisse pour parler un peu d’horlogerie. Que pensez-vous de la combinaison Apple Watch et Hermès. Luxe ou pas luxe ?
Cela ne m’étonne pas de la part de la maison Hermès qui, bien que son image soit des plus conservatrices, s’est toujours intéressée à l’évolution des techniques. L’idée ici n’est pas de faire croire que cette marque va produire des montres connectées, mais de montrer qu’Apple est allé chercher ce qui se qui se faisait de mieux en terme de bracelets. Un produit d’entrée de gamme, qui ne dévalorise en rien cette marque dont le cœur de métier est la maroquinerie.

Le marketing automation et le prédictif vont permettre d’anticiper les besoins des consommateurs. Comment les marques de luxe vont-elles pouvoir tirer leur épingle du jeu dans un univers qui dépendra de plus en plus d’algorithmes et de comparateurs de prix ?
La fonction du luxe a toujours été de créer des objets incomparables. Seul le premium peut jouer la carte du comparatif.

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