Originaire de Genève, professeur de littérature à Grenoble, codirecteur de la revue Multitudes, Yves Citton est l’auteur de nombreux ouvrages à propos de l’imaginaire politique de notre temps. Avec ‘Pour une écologie de l’attention’ (2014) et ‘Mediacratie’ (2017), sa réflexion permet de comprendre des blocages et de questionner les excès qui traversent notre environnement médiatique. De la littérature du XVIIIe siècle à l’exo-attention, en passant par l’omniprésence de Donald Trump, il offre un regard perçant sur l’actualité de ce début de XXIe siècle.
Pourquoi l’attention s’est-elle imposée comme un enjeu d’étude important ? Et quels sont les avantages d’opérer un détour par la littérature ancienne pour comprendre l’actualité ?
L’attention est une ‘interface’ entre ce que les médias nous apportent et ce que nous en retirons. Cela permet de réfléchir à la façon dont le savoir, les images, les récits, les informations circulent autour et à travers nous. Cela implique une compréhension de phénomènes aussi bien neurologiques ou psychologiques qu’institutionnels. Tout ceci fait de l’attention un lieu stratégique pour essayer de comprendre un peu mieux certains blocages médiatiques. A mon avis, on ne pourra pas comprendre ce qui nous arrive aujourd’hui sans regarder certains processus anciens, et quelquefois oubliés, qui ont une influence sur ce qui est en train de nous arriver. Mon intérêt pour la littérature ancienne m’a amené à essayer de recadrer plus largement ce qu’on dit actuellement à propos d’Internet et des nouveaux médias. Cela permet de se décoller du présent pour avoir une vision sur le long terme, de changer de temporalités.
On parle de plus en plus souvent de ‘crise de l’attention’ pour évoquer la surcharge d’informations à laquelle nous sommes quotidiennement confrontés. Est-ce que cette situation est propre au monde contemporain ?
On peut distinguer trois ‘couches’ temporelles. Premièrement, de tout temps, les auteurs se plaignent de ne pas avoir assez de temps pour lire ce qui s’écrivait. Ils se plaignaient également que leurs œuvres n’étaient pas reconnues ou entendues à leur juste valeur, car elles se retrouvaient noyées dans une offre surabondante. Deuxièmement, durant la seconde moitié du XIXe siècle, l’industrialisation nécessite de contrôler l’attention des travailleurs. D’une part, il faut optimiser le travail à la chaîne et, d’autre part, il faut capter l’attention des utilisateurs pour écouler les choses produites. C’est le moment où la psychologie expérimentale mesure exactement ce que le système nerveux humain peut identifier ou pas. C’est également le moment où se développe toute une série de nouveaux médias (télégraphe, téléphone, cinéma, radio, etc.). Par conséquent, une grande partie de ce que l’on vit aujourd’hui existe de manière récurrente dans le mode de production et les nouvelles exigences du modèle capitaliste. À partir des années 90, les outils numériques et les réseaux comme Internet occasionnent une explosion de l’offre. Cette troisième couche doit être entendue à travers sa spécificité, mais également à travers sa filiation avec les couches antérieures. On a tendance à entendre que les smartphones nous distraient, qu’ils nous empêchent de nous concentrer, etc., mais les questions de surcharge de l’information ou de crise de l’attention sont vieilles au moins d’un siècle, voire plus. Par contre, jamais avant aujourd’hui n’avons-nous eu des moyens aussi puissants pour monitorer de manière aussi précise notre attention.
Cela implique l’émergence de phénomènes inédits, comme la bulle de filtre…
Cette notion est exprimée dans le titre du livre d’Eli Pariser ‘The Filter Bubble’ (2012). Il remarque que le monitoring des comportements actuellement possible avec les médias numériques permet d’orienter mon attention vers ce qui va me plaire. Si cela me plaît, je vais plus facilement acheter et, par conséquent augmenter les profits. Cela contribue à m’enfermer dans cette bulle de filtres qui me donne à entendre ou à voir tout ce que mes comportements passés, et les comportements de ceux qui me sont proches ou similaires, semblent désirer, entendre et voir. Cela implique clairement un effet d’enfermement imputable aux algorithmes.
Quand il était directeur de TF1 en 2004, Patrick Le Lay affirmait : « Pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre, pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ». Dans quelle mesure cette posture est-elle représentative des questions touchant à l’économie de l’attention ?
La prémisse d’une économie de l’attention, c’est de dire que notre attention doit être considérée au même titre que d’autres secteurs économiques tels que l’énergie, le pétrole, les terres rares, etc. On produit des tablettes, on produit des films, des livres, etc., mais toutes ces productions n’existent qu’à partir du moment où de l’attention humaine s’investit en eux. L’économie de l’attention met au premier plan cette ressource rare qui est la condition d’existence essentielle des biens culturels. Patrick Le Lay résume une configuration simple : Coca-Cola veut faire du profit, TF1 veut faire du profit et ils se vendent notre attention les uns aux autres. Cela résume le désastre du modèle capitaliste d’un point de vue attentionnel, car nos attentions sont alignées en fonction d’un critère unique : la maximalisation du profit de l’actionnariat. En ce qui me concerne, je remarque qu’elle reste un petit peu dans notre domaine de puissance. Je ne pense pas qu’on soit libres de prêter notre attention à ce que l’on veut. Nous sommes largement conditionnés par nos environnements, par les institutions, par l’éducation, etc., mais on garde toujours une certaine marge de manœuvre attentionnelle. La ressource médiatique la plus rare aujourd’hui est notre attention et c’est nous qui l’avons ! Cela constitue une forme de capital dont nous sommes les dépositaires, même si cela reste conditionnel. C’est cette ambivalence qui m’intéresse, car des choses nouvelles émergent. Cela implique qu’il faut développer une conscience critique, tout en relevant les potentiels d’émancipation qui sont inscrits dans ces mêmes réalités.
A ce titre, quelle doit être le rôle des médias dans notre accès à ces réalités ?
Quand on parle en termes de qualité de l’information, on privilégie toujours la vérité sur le mensonge. Le crime de lèse-majesté des journalistes est de nous transmettre des mensonges ; quand ils nous donnent la vérité, ils font juste leur boulot. C’est un raisonnement un peu simpliste, car la notion de pertinence est plus importante que la notion de vérité. Ce qui fait la qualité du travail journalistique, c’est avant tout de choisir ce qui est pertinent, de choisir les informations qui vont nous aider à nous comporter dans la pratique, car ces choix ont des incidences directes sur ce que l’on fait au quotidien. Avant de savoir si c’est ‘vrai’ ou si ce n’est ‘pas vrai’, on doit se demander : est-ce que c’est important_? Est-ce que ça compte en fonction de certaines de nos pratiques ?
Ces questions reviennent fréquemment depuis les dernières élections présidentielles américaines. Quelle lecture faites-vous de la présence médiatique instaurée par Donald Trump ?
L’essence de Trump est une forme de totalitarisme du business – et Reagan était déjà en plein dedans. La situation qui l’a amené au pouvoir se présente comme la superposition de deux ères et il faut en tenir compte pour essayer de comprendre ce qui se passe. Trump est de mon point de vue un homme des médias de masse et du spectacle. Un homme de télévision, qui sait admirablement manipuler la diffusion de messages de masse, notamment à travers son compte Twitter. Il me semble que l’on est dans un moment intermédiaire, dans lequel certains défauts de l’ère des mass médias sont rendus encore plus puissants grâce au numérique et avec ce qu’on appelle le ‘post-truth politics’. Désormais, il y a moins de vergogne, tout est plus visible et plus éhonté, mais cela n’a rien de nouveau, car Trump est un résidu de XXe siècle qui se fait élire au XXIe siècle. C’est avec une forme de naïveté que l’on s’extasie et que l’on est horrifié par ce qui se passe, alors que les racines sont assez lointaines. Nous sommes dans une phase qui débute dans les années 80. J’espère ne pas être trop optimiste, mais c’est peut-être une sorte de moment charnière et provisoire. Un véritable développement de la puissance d’intelligence collective d’Internet, chez les jeunes en particulier, risque de menacer le type de pouvoir et d’hégémonie qui se met en place avec Trump, Le Pen, le Brexit, etc. Le numérique n’a pas eu le temps de générer de nouvelles générations d’intelligences susceptibles de contrer cette tendance.
Quels sont les moyens à notre disposition pour déjouer la prééminence médiatique extraordinaire accordée à une personnalité comme Donald Trump ?
Parler de Trump, c’est comme parler du terrorisme, c’est la même chose. Peu importe si l’on en parle pour s’horrifier de ce que font des djihadistes ou pour dire à quel point Trump est un idiot. C’est parce qu’on en parle qu’ils existent. Il s’agit de phénomènes purement médiatiques. Cependant, ce n’est pas la position d’attaque ou de dénonciation qui va nous faire avancer. Il faut plutôt comprendre que critiquer… et, à mon avis, les réponses intéressantes sont à chercher du côté des approches anthropologiques. On peut revenir au discours des années 50 d’Edgar Morin qui montre à quel point une star de cinéma est la continuation d’une divinité. Stars, célébrités, etc. : on a besoin de visages humains, on a besoin de s’identifier à des personnes, que cela se passe à l’échelle d’un village, d’une ville ou de la planète. Il s’agit de comprendre comment on peut aider celles qui sont de notre côté à faire des choses qui sont plutôt utiles et neutraliser le côté nocif des personnalités qui, comme Trump, nous entraînent plutôt vers la catastrophe.
Si on veut critiquer Trump, la meilleure chose ce n’est pas de dire à quel point il est idiot, mais plutôt de rendre apparent ce qui lui fait obstacle : le réchauffement climatique par exemple. Il faudrait marteler des faits pour faire comprendre que si on ne change pas de modes de vie tout de suite, c’est la catastrophe pour nous et les générations à venir. C’est une urgence et il y a un devoir politique d’intervenir afin que l’information circule différemment. Nous sommes dans une période de campagne électorale et je ne vois pas un discours politique en France qui défende de telles idées.
Depuis quelques années vous vous intéressez aux questions touchant à l’exo-attention. De quoi s’agit-il ?
On peut distinguer deux types d’attention assez différents. D’une part, l’attention reconnaissante correspond à l’identification de quelque chose qui est sous nos yeux ou nos oreilles. Dans ce cas, ne pas être attentif, c’est être distrait. À l’école, les élèves sont distraits quand ils ne sont pas attentifs à ce que dit le professeur. Il y a un autre type d’attention que j’appellerais l’attention créatrice. C’est l’attention qui s’investit dans un objet sensible, sans avoir au préalable la bonne catégorie pour traiter cet objet. C’est typiquement le cas de l’expérience esthétique. Je vais au musée ou à un concert et quelque chose peut émerger d’un détail, d’une situation que je ne connaissais pas. Avec le développement des algorithmes, l’attention est de plus en plus déléguable à des machines. La reconnaissance de visages, de mots, de sons, d’un itinéraire routier, etc., tout cela peut être délégué aux machines. À partir des années 2010, c’est l’attention elle-même qui est en train de se faire externaliser et c’est pourquoi on parle d’exo-attention. Jusqu’à cette période, on pouvait faire toute une série de choses avec les machines, mais on ne pouvait pas recréer cette attention créatrice. On avait déjà des logiciels de reconnaissance, mais quelque chose d’autre se met en place avec les avancées du « deep learning ». Les capacités d’apprentissage profondes des machines favorisent l’émergence de nouvelles catégories qui ne sont pas déjà inscrites dans la machine. Cela me semble être quelque chose d’extrêmement nouveau. Cela ‘rogne’ encore un peu ce qui fait la spécificité de l’humain, car même notre attention créatrice peut être déléguée. Cela ouvre d’énormes champs de questionnements et nous vivons un tournant qu’il s’agit de théoriser : comment nous comportons-nous par rapport à cette externalisation de notre attention ? En quoi l’exo-attention est-elle menaçante et comment en contenir les usages ? Il y a tout un champ, énorme, qu’on est en train de découvrir.
Bibliographie
– Pour une écologie de l’attention, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La couleur des idées », 2014
– Renverser l’insoutenable, Éditions du Seuil, 2012
– Gestes d’humanités. Anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques, Paris, Armand Colin, coll. « Le temps des idées », 2012
– Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche, Paris, Éditions Amsterdam, 2010.
– L’avenir des humanités, Paris, Éditions La Découverte, 2010
Website:
– www.multitudes.net[/ASIDE]