Fabio Bonavita, rédacteur en chef du magazine Affaires Publiques et de l’émission 3D Eco sur Léman Bleu, vient de publier un ouvrage sur la face cachée de l’industrie du luxe. Une enquête très pointue sur un secteur en péril.
Vous citez dans votre livre la phrase de Sartre : «Le luxe ne désigne pas une qualité de l’objet possédé, mais une qualité de la possession». Comment en est-on arrivé à transformer le secteur du luxe, un monde fait d’artisans, en une industrie ayant pour seul but la rentabilité ?
Je situe le tournant à la fin des années 80. C’est l’avènement des grands groupes cotés en bourse dont le seul souci est de contenter l’appétit de leurs actionnaires. En premier lieu, Bernard Arnault, le propriétaire du groupe LVMH, qui a fait un constat très simple. Au lieu de vendre des produits très chers aux personnes fortunées, il est beaucoup plus rentable de vendre des sacs, des ceintures, ou des parfums, à la classe moyenne. Il décide également de verticaliser la distribution. On ne passe plus par des distributeurs, mais on inaugure des boutiques en nom propre afin de contrôler l’ensemble du processus. Les actionnaires sont heureux, car la rentabilité est maximale, mais pour ce qui est des clients, le constat est moins flamboyant.
L’augmentation des richesses a amené la classe moyenne à rêver de produits qui lui offriraient un statut. Résultat, les marques de luxe ont augmenté leur production, investi les médias de masse et développé des réseaux de boutiques. Cette stratégie va à l’encontre de tout le storytelling, qui se gargarise d’artisans, d’horlogers ou de couturiers, alors qu’il s’agit maintenant principalement d’ouvriers dans des usines. Pourquoi le public est-il tombé dans ce piège ? Et pourquoi ce mythe perdure-t-il alors que divers accidents ont mis en lumière ce système de production ?
Le piège fonctionne encore pour les clients de la classe moyenne. C’est l’aspect plus sociologique de mon enquête. N’ayant plus accès au bénéfice des entreprises, ces travailleurs ont besoin de rêver pour se lever tous les matins. C’est là qu’intervient le luxe démocratisé. Porter un sac ou une paire d’escarpins griffés donne l’illusion de prendre l’ascenseur social ; mais c’est un leurre. De plus, ceux qui sont les premiers clients du luxe, les plus fortunés, ne croient plus à ce mythe. Ils se détournent des marques des grands groupes et optent pour des produits de l’hyperluxe ou des adresses plus confidentielles où le savoir-faire est encore présent.
Peut-on affirmer qu’un produit de luxe est aujourd’hui de meilleure qualité qu’un produit venant de la grande production ? Toutes les montres donnent l’heure, tous les habits sont de bonne qualité, etc.
On ne peut généraliser et répondre pour toutes les marques. Certaines, comme Hermès, parviennent encore à proposer des objets de qualité réalisés dans de petits ateliers. Malheureusement, pour la majorité des clients, la qualité est le dernier de leur souci, ce qui compte c’est de se distinguer socialement en affichant les logos des marques.
La principale différence entre une marque de milieu de gamme et une marque de luxe, c’est le prix. Qu’est-ce qui justifie cet écart de prix ?
Généralement, ce sont les marges plus importantes et les dépenses somptuaires en marketing qui provoquent une flambée des tarifs. Quand une marque décide de délocaliser sa production en Pologne ou en Chine, rien ne justifie l’écart de prix. Si, au contraire, les objets sont réalisés dans de petits ateliers avec un souci du détail, des matériaux nobles et l’amour du beau geste, alors la différence entre le moyen de gamme (jamais vu ce « moyen de gamme » qui me choque, mais visiblement c’est la traduction marketing de « medium segment » alors OK) et le luxe est acceptable.
La communication est au coeur de tout le système du luxe. Si la pression publicitaire a été le principal outil avant le développement des réseaux sociaux, désormais ces marques doivent utiliser d’autres canaux. Or, les présences on et offline induisent des stratégies différentes car on ne s’adresse pas au même public. Une situation totalement schizophrénique qui pousse les marques à rajeunir leur audience… mais connaît-on le profil du client de ces marques ?
Il n’y a pas de profil type dans l’industrie du luxe. Le portrait-robot est insaisissable, les clients sont mobiles, changeants, désarmants et capricieux.
A quoi servent encore les boutiques qui sont vides et dont les seuls occupants sont le personnel et la sécurité ? Survivront-elles à l’hyperluxe ?
L’expérience boutique est essentielle pour les marques. La nouvelle interface représentée par Internet introduit une forme de dissonance dans l’univers des marques de luxe. Un site ne restituera jamais l’expérience d’achat en boutique. On ne peut toucher les produits, on se contente de quelques photos ou, au mieux, d’une image en 3D. Bref, on est loin du rêve promis. Cependant, il est évident que toutes les boutiques de luxe se ressemblent aux quatre coins du globe – et elles sont ennuyeuses. Sans parler du service quelconque que j’ai pu constater durant mon enquête. La seule exception se situe au Japon. Les vendeuses et vendeurs d’Osaka, de Tokyo ou de Kyoto, posent un genou à terre lorsqu’ils tendent une paire de chaussures. Le paquet est soigneusement confectionné, avec minutie et patience.
Le monde du luxe ne voulait pas se mettre au e-commerce, les marchés émergents en ont décidé autrement. Résultat, on est souvent mieux servi sur un site de marque où l’on connaît le profil des clients que dans les boutiques ou les espaces de marque dans des grands magasins. Quid de l’expérience de marque offline ? Quelles sont les initiatives des marques en la matière ?
Les premières expériences sont menées depuis 2013 ; Burberry a fait office de maison pionnière en la matière. Dans son flagship de Regent Street, la maison a intégré des puces RFID à l’intérieur des plaques gravées. Elles permettent de reconnaître directement le client lors de son arrivée et d’activer des vidéos exclusives en lien avec ses habitudes de consommation. Les miroirs se transforment en écrans digitaux et du contenu est envoyé sur son téléphone portable.
Va-t-on vers la fin du luxe industriel? La classe moyenne n’aura bientôt plus les moyens de s’offrir de tels biens (même si certains sont prêts à sacrifier la majorité de leurs revenus), et les milliardaires (qui eux ne cessent de croître) veulent des biens exclusifs et personnalisés.
Si les grands groupes (LVMH, Richemont et Kering) continuent sur la même voie, ils vont droit dans le mur. Pour espérer prospérer, ils doivent revenir à leurs fondamentaux en misant sur la qualité et sur l’artisanat européen. Ces géants du luxe doivent aussi apprendre à communiquer car les clients sont de moins en moins dupes.
Le segment de l’ultraluxe est totalement incompatible avec une communication transparente. Cette classe n’est pas sur les réseaux sociaux, elle aspire à l’anonymat le plus complet. Comment les toucher ?
Louis Vuitton, qui aime faire le yo-yo entre luxe démocratisé et ultraluxe, propose quelques fois dans l’année des ventes exceptionnelles à sa clientèle très fortunée. On y rentre uniquement sur invitation et on a droit à la présentation de sacs ou de robes dépassant souvent les 100’000 francs. Ce n’est pas en achetant des pages de publicité dans les magazines que l’on va toucher cette cible, il faut passer par leur cercle rapproché et cela se fait, notamment, au moyen d’invitations très select.
A l’opposé, l’économie participative séduit de plus en plus un public qui ne peut et ne veut plus jouer le jeu des marques. Ces derniers mettent en avant l’échange, la fabrication maison, etc. Est-ce la fin d’une époque ?
Certainement, l’éthique ou le développement durable sont des valeurs que le luxe devra intégrer. Mais pas uniquement dans sa communication ! Les grands groupes n’auront bientôt plus le choix, ils devront réinventer leur stratégie.
Comment expliquer qu’il y ait tant de formations sur le luxe ? De quels profils a-t-on besoin pour appréhender le luxe de demain ?
Il faut des personnes audacieuses, créatives et véritablement impliquées dans leur métier. Aujourd’hui, la plupart des employés de ce secteur sont des communicants sans intérêt qui changent d’entreprise tous les deux ans et qui répètent inlassablement ce qu’ils ont appris durant leur master. Ils sont inutiles et – ce qui est pire – ils nuisent à l’image du luxe.
« Qui a tué le luxe ? » par Fabio Bonavita, éditions Slatkine