Du 4 au 12 novembre s’est tenu le Festival Tous Ecrans à Genève. Un rendez-vous qui fait la part belle au cinéma, à la télévision et à la réalité virtuelle, de quoi séduire le grand public et, depuis deux ans, les professionnels de l’image.
Emmanuel Cuénod, comment définissez-vous votre festival ?
Notre ambition est de réunir tous les aspects de la production audiovisuelle, qu’elle ait été conçue pour le cinéma, la télévision ou le web. Du film à la série en passant par les toutes nouvelles formes d’expression immersives et connectées, nous ne nous interdisons aucune image, car nous pensons qu’un festival comme le nôtre doit être le reflet de la consommation réelle. Or, le public ne fait plus la différence entre les supports de diffusion – n’en déplaise à certains critiques ou professionnels qui souhaiteraient privilégier une approche plus confinée et élitiste.
Ce festival a toujours voulu refléter cette réalité en osant, depuis des années, intégrer la série télévision, puis les vidéos pour le mobile et le web, et aujourd’hui la réalité virtuelle. Chaque fois, la réaction a été la même : ce qui semble un crime de lèse-majesté finit par être accepté.
Absolument. Voici 22 ans, lorsque Léo Kaneman avait présenté des séries, cela avait fait scandale. Aujourd’hui les plus grands réalisateurs s’y essaient ! Tous Ecrans s’est toujours battu contre une vision uniforme de l’audiovisuel. Notre positionnement transdisciplinaire est enfin reconnu par l’Office fédéral de la culture qui nous soutient.
Comment ce regard transmédias se traduit-il dans votre programmation ?
Depuis quatre ans, nous essayons de composer une offre équilibrée entre les programmes venant de l’univers du cinéma, du digital et de la télévision. En ce qui concerne ce dernier support, nous l’abordons principalement par le biais de la série. Il y a encore dix ans, on disposait de téléfilms mais c’est un genre en voie d’épuisement. Ce qui nous intéresse également avec la télévision, c’est ce qu’elle produit pour le cinéma et maintenant de plus en plus pour le web, notamment au travers des Lab que les chaînes développent afin de concevoir de nouveaux types de programmes.
On constate en effet que la porosité entre les écrans devient de plus en plus grande. Cette tendance est-elle irréversible ?
La division du travail quasi fordienne de la production audiovisuelle cède le pas à une approche plus horizontale, plus transmédias, de l’acte de création. A l’instar de Vincent Ravalec, écrivain, cinéaste, producteur de télévision et éditeur de la plateforme ParisArt présentée en avant-première durant notre festival, qui s’autorise à travailler pour tous les supports. Les créateurs ne pensent plus en silos, l’idée prend le pas sur le format.
Revenons au fonctionnement de votre festival. Quelles sont vos sources de financement et quel est votre public ?
Nous sommes subventionnés à égalité par des fondations publiques et privées, le tiers restant provient du sponsoring. C’est équilibré et transparent. Paradoxalement, la connaissance de notre public a été ce qui a été plus difficile à appréhender. En 22 éditions, le public a forcément changé mais au fil des ans, nous ne savions pas à qui nous nous adressions. Lorsque j’ai pris la direction de ce Festival voici quatre ans, j’ai entrepris une profonde mutation de la programmation. L’an dernier, nous avons sondé les festivaliers pour connaître leur avis sur cette nouvelle orientation.
Comment avez-vous réalisé ces enquêtes ?
Nous avons mené deux études, l’une qualitative et l’autre quantitative. Elles ont été réalisées par le Département de recherche de l’aéroport de Genève et par des sociologues de l’Université de Lausanne. Les sondages ont été réalisés in situ et online. C’est ainsi que nous avons notamment appris que 52% de notre public est âgé de 18 à 34 ans, et que 90% a au maximum la cinquantaine. Leur usage du festival est très transdisciplinaire : 40% viennent pour découvrir de nouveaux films, 18% pour l’offre digitale et 16% pour les séries. Le reste s’intéresse avant tout à l’ensemble des propositions hors projections (soirées, ambiance, etc.) que cet événement suscite.
Comment ces données ont-elles influencé votre choix programmatique ?
Le cinéma est notre « produit d’appel ». Nous faisons en sorte d’avoir les avant-premières ou les premières de longs métrages qui sont sur le point de sortir sur le marché romand. Nous essayons également, tant que faire se peut, d’enrichir ces soirées par la présence du cinéaste ou d’un acteur.
Pour la partie télévision, nous tablons évidemment sur les séries américaines à succès, mais également sur des séries européennes qui circulent moins sur le web. Nous voulons rester une force de proposition et amener le public à découvrir des perles.
Pour ce qui est du digital, nous avons été les premiers en Suisse à proposer des images de réalité virtuelle ; aujourd’hui nous projetons une vingtaine d’œuvres dont certaines sont en compétition.
Votre connaissance du public a-t-elle eu une incidence sur votre communication ?
Sachant que nous touchons de jeunes adultes, nous nous sommes autorisés à utiliser un langage plus novateur, sensuel et provocateur. Notre public cherche à vivre des expériences et ne veut plus se contenter d’avoir une liste d’horaires. Afin de donner de l’authenticité au contenu, j’ai tenu à rédiger tous les textes du programme pour obtenir une unité de ton et un contenu à mille lieues d’une succession de critiques.
Un festival aujourd’hui ne peut se contenter d’être une addition de niches, son programme doit s’inscrire autour d’un projet cohérent et rassembleur.
Vous avez une politique de prix assez originale. Pouvez-vous la décrire ?
La section cinéma est payante, sinon les distributeurs ne nous laisseraient pas projeter des avant-premières. Pour la télévision, le rendez-vous serial day-night, où l’on montre 25 pilotes de séries, est proposé via un abonnement. Pour ce qui de la partie digitale, elle est quasiment gratuite.
Pourquoi une telle différence de traitement entre les médias ?
Nous sommes convaincus que la création doit être rémunérée. Toutefois, nous ne pouvons faire payer pour visionner des images qui circulent gratuitement sur le web. Ce choix a bien évidemment une incidence budgétaire. Quant à la question « comment rendre un festival viable », nous l’avons en partie résolue grâce à la Ville de Genève, qui nous loue la Maison communale de Plainpalais. Ce lieu nous permet de gérer un bar et un restaurant et ainsi de générer d’autres recettes. L’expérience nous a prouvé que cette option est la bonne, car ce que nous perdons en billetterie, nous le regagnons via la restauration.
Quid de votre offre B2B : payante ou gratuite ?
Elle est payante, avec quelque 1200 accréditations (ndlr : 100 en 2013). Le public est composé de professionnels de l’audiovisuel qui viennent autant de Genève que du Grand Genève. C’est un autre des aspects que nous ont révélés ces études de marché, Tous Ecrans ratisse en dehors des frontières du canton. Nous attirons du public autant de Lausanne que d’Annecy ou de Lyon. Force est de constater que nous sommes autant transmédias que transfrontaliers.
Pourquoi avez-vous transformé votre Workflow en Geneva Digital Market ?
Après trois éditions sous le label Workflow, nous nous sentions suffisamment forts pour proposer une version plus offensive et plus business sous l’appellation de Geneva Digital Market (GDM).
Nous avons sélectionné une vingtaine de sociétés digitales suisses et nous nous proposons de les mettre en relation avec des acteurs internationaux du numérique : des câblo-opérateurs, des parcs de salles, des labs de télévisions, des sociétés de production, etc.).
J’imagine que vous vous faites rémunérer pour cette mise en relation ?
En fait, le Festival est mandaté par Engagement Migros pour concevoir ces rencontres B2B. Un mandat qui nous contraint à parfaitement bien connaître le marché pour repérer les créateurs et les acteurs qui comptent. Ce concept n’a pas pour seul objectif de réunir des professionnels autour d’une table, mais de susciter des projets concrets.
Cette partie B2B est un festival dans le festival…
Cette nouvelle approche nous permet de prolonger la vie de notre Festival toute l’année. En effet, le New Digital Talent va nous amener à participer à divers festivals de film et forums d’images : Zurich, Cannes, Locarno Paris, Montréal, etc. On ne peut plus juste se contenter de construire un programme et d’attendre le public. Un festival doit également devenir un acteur.
Quelles ont été les tendances de 2016 ?
De nouveaux formats en immersion sont en train de s’imposer. Dans les dix prochaines années à venir, la 3D, la réalité augmentée ou virtuelle seront des standards qui rivaliseront avec les images en 4K ou HD.
Toutefois, cette évolution technologique va s’accompagner d’une baisse de l’interaction. On le constate, notamment avec la baisse de l’engagement sur les réseaux sociaux, le public a besoin de redevenir passif. Ce qui compte plus que jamais, c’est le contenu et non la technologie du contenant. C’est pourquoi les mots d’ordre de notre édition tournaient autour de la sensualité et de l’amour. Car au final, ce qui compte, c’est le plaisir !