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The Long Now Foundation : Il était une fois la Silicon Valley

Cinq ans après ma dernière visite de San Francisco, certains changements s’imposent d’emblée avec une certaine évidence lorsqu’on arpente les rues. Tout d’abord, la présence endémique des sans-abris semble avoir transformé la ville en un modèle grandeur nature des disparités déchirantes de l’ère numérique. D’autre part, et de manière beaucoup plus prosaïque, les taxis sont désormais une espèce en voie d’extinction et l’action de héler un taxi est obsolète. Nous sommes dans le royaume de Über et de Lyft, il faut juste savoir vivre avec son temps. D’ailleurs, la conception du temps dans la Silicon Valley s’est exactement le sujet à propos duquel je vais m’entretenir avec Alexander Rose, le directeur exécutif de la Long Now Foundation. Depuis une vingtaine d’années, cette institution a entamé une croisade pour développer des outils, théoriques et utilitaires, susceptibles de réinsuffler une pensée à long terme dans l’univers des startups. Cycles de conférences, préservation des languages vernaculaires ou d’espèce en voie d’extinction, … parmi les différents projets entamés par la fondation, The Clock Project reste le projet le plus ambitieux. Le project consiste à construire une horloge monumentale, munie de mécanismes extrêmement complexes, sensée fonctionner pendant 10’000 ans. Tout cela semble bien lointain, mais l’heure de mon rendez-vous approche et toujours aucun taxi libre en vue. Je passe d’un café à l’autre pour trouver une connexion pour commander un Uber et les réponses traduisent un autre changement difficilement imaginable il y a encore quelques années: ’sorry, no public wifi’. Je me retrouve rapidement en train d’errer, le téléphone en main, à la recherche de ce précieux signal.

   

J’arrive avec un retard respectable à Fort Masion où se trouvent les bureaux et le bar, The Interval, de la fondation. Dans un décor retrofuturiste largement inspiré par l’esthétique steampunk, Alexander Rose se montre avenant malgré son agenda extrêmement chargé. Depuis près d’une quinzaine d’années, il est le principal responsable de The Clock Project et, au moment de notre rencontre, le chantier venait de franchir une étape cruciale. Les équipes avaient terminé de creuser le puits, d’environ 150 mètres de profondeur, ainsi que les 800 mètres de tunnels et de fondations qui vont servir d’écrin pour ériger l’horloge. À l’heure actuelle, aucune date de finition n’est avancée et cette première étape constitue déjà un passage important dans ce projet qui va occuper une bonne partie de sa vie. Né dans les années 1970, Alexander Rose est un témoin privilégié des ruées succesives vers l’or numérique dans la Baie. Il a grandi à Sausalito, une zone portuaire à quelques kilomètres de San Francisco. Avant que les bobos ne soient friends des péniches habitables, le lieu était un dépotoir plein de navires et de machines datant de la Seconde Guerre mondiale. Il a été très marqué par cet univers industriel et commence très jeune à construire toute sorte de sculpture à l’aide de ces engins d’un autre âge. À cette période, il veut devenir inventeur, mais comme il n’exist aucune formation spécifique dans ce domaine, il se tourne vers le design industriel. Nous sommes au début des années 90 et il n’est pas convaincu par l’idée de produire des objets manufacturés. Il trouve une échappatoire dans l’industrie émergentes des ‘mondes virtuels’, en travaillant notamment chez Lucas Arts et Blizzard Entertainment, le studio à l’origine du jeu The World of Warcraft.

C’est à cette période qu’il entre en contact avec Steward Brand, une des autorités légendaires de la Silicon Valley, qui vit également à Sausalito. Dans les années 1970, Brand avait créé le très influent Whole Earth Catalog que beaucoup considèrent comme une pierre angulaire de l’éthos de la Silicon Valley. Même Steve Jobs admettait que la publication avait été une des principales références à l’origine de sa vision. Entre quelques livres sur l’écologie, des mandats de consultant et une implication active dans les débuts de l’informatique, c’est à lui que l’on doit l’expression ‘personal computer’, Steward Brand cherchait à développer une plateforme pour questionner l’impact des technologies sur nos quotidiens. En particulier leur influence sur notre perception du temps. Cette mission se concrétise avec la création en 1996 de The Long Now Foundation. A ses côtés, on retrouve un panel prestigieux de précurseurs avant-gardistes comme le musicien Brian Eno, Kevin Kelly de Wired Magazine ou Danny Hillis, un pionnier de l’intelligence artificielle. Au milieu des années 90, l’univers numérique dans lequel nous vivons aujourd’hui restait encore de l’ordre du fantasme. La première bulle Internet n’avait pas encore eclaté et des résurgences millénaristes prévoyaient toutes sortes de scénarios catastrophistes au passage de l’an 2000. L’objectif de The Long Now foundation était avant tout symbolique, notamment en scrutant les nouveaux horizons ouvert par la révolution numérique. Pour Alexander Rose, ‘cette génération d’entrepreneurs avaient posé les bases de la Silicon Valley et ils étaient par conséquent aux premières loges pour observer l’accélération du monde contemporain, ainsi que certains effets collatéraux, comme la compétition accrue et la difficulté de développer des visions à long terme. C’est le cas de Danny Hillis qui, dans les années 80, faisait partie des équipes du MIT qui élaboraient les ordinateurs le plus puissants du moment’. À cette époque le principal impératif des constructeurs informatiques était déjà de développer des machines toujours plus rapides. Hillis était particulièrement conscient de l’importance de réintroduire des processus qui s’inscrivent dans une temporalité plus longue.’ Pour Alexander Rose, cette impression et d’autant plus marquée aujourd’hui quand beaucoup de personnes se disent submergées par la quantité de choix et par la rapidité des changements auxquels ils sont confrontés.

On ne manque pas d’être surpris par cette posture vaguement à contre-courant, voire même critique, par rapport à la confiance aveugle qui sert de moteur aux entrepreneurs de la Silicon Valley. Pour Rose, ‘les gens viennent ici pour diverses raisons, mais il y a une chose que tout le monde partage: une vision confiante du futur. Cela implique qu’il y a passablement de prophéties autoréalisatrices derrière tout cela, car les gens mettent toutes leurs énergies pour créer des choses auxquelles ils croient sans l’ombre d’un doute. Quand les choses vont bien, on a souvent l’impression qu’il n’y a aucune raison pour que cela change.’ Pour Rose, ce phénomène est d’autant plus marqué à un moment où beaucoup de CEO étaient encore des enfants au moment où la nouvelle économie s’était littéralement désagrégée. Même s’il ne remet pas en question cet enthousiasme, il remarque qu’il est important de rappeler que les choses peuvent changer et qu’il faut en tenir pour anticiper le futur: ‘Nous essayons d’inculquer à cette nouvelle génération d’entrepreneurs que les choses peuvent redescendre aussi vite qu’elles sont montées et que prendre quelque fois un peu de recul n’est jamais du temps perdu.’ Il remarque que la conjoncture actuelle n’est pas très différente du climat du milieu des années 1990, ‘à la différence près qu’il n’y a plus vraiment d’industries directement rattachées à l’état aujourd’hui.’ Cela évite l’effet de cascades qui s’est produit en 1999, lorsque toutes les entreprises financées par l’état se sont trouvées soudainement à court de liquidités. Désormais, ‘comme toutes les initiatives sont financées par des fonds privés, les fiascos mettent beaucoup plus de temps à être apparents. Notre but n’est pas de proposer 1000 scénarios pour expliquer où le monde est en train d’aller, nous cherchons à expliquer aux gens qu’il est important d’adopter une vision à long terme. Une grande partie de notre mission consiste à expliquer qu’il existe plusieurs types de cycles, écologiques, sociaux, économiques, etc., qui ne s’inscrivent pas dans des temporalités similaires.’

C’est dans ce contexte qu’est né l’utopique The Clock Project. Hillis a passé plusieurs années à développer cette horloge monumentale, en s’inspirant de sites mythiques comme Stonehenge, les pyramides de Giza ou les temples Shinto. Cette horloge est envisagée comme un symbole destiné aux hypothétiques civilisations à venir. L’emplacement a été choisi volontairement difficile d’accès afin d’amplifier la dimension mystique de cette incursion dans les limbes du temps. Après quelques prototypes, une première version de l’horloge se trouve au Science Museum de Londres, et des appels de fonds concluants, Jeff Bezos d’Amazon s’est délesté de 42 millions de dollars pour financer le projet, un lieu a été acheté dans l’ouest du Texas. Si Greenwich a marqué les débuts de l’ère industrielle, il se peut qu’un jour cette horloge incrustée dans un rocher deviendra le méridien du nouvel âge numérique: ‘Notre audience est la civilisation, cela ne se limite pas juste à la baie de San Francisco’, lance Alexander pour insister sur les ambitions motivant l’érection de ce mythe contemporain.

L’interview se termine et j’en profite pour faire une petite marche méditative le long du Marina District. Les paradoxes temporels au coeur de la Silicon Valley deviennent très vite pressant quand je me trouve à nouveau sans connexion et dans l’imposibilité de trouver le moindre taxi.

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