Alors que les tensions entre les acteurs du monde suisse de l’audiovisuel sont légion, l’une des personnalités ayant réussi à négocier avec cette branche va se retirer à la fin de l’année : Marco de Stoppani, président de la fondation de recherche Mediapulse. Depuis que la recherche a été retirée à la SSR, il y a environ huit ans, il avait réussi à faire cohabiter cette profession au sein de cette fondation indépendante chargée de mesurer les audiences.
L’an passé, lorsque surgirent des problèmes liés à l’introduction d’un nouveau système de mesure pour le média TV, et qu’un litige juridique bloqua pendant six mois la publication de tout résultat, cet ex-directeur d’édition chez NZZ fût contraint de monter au créneau pour gérer cette crise. Plutôt réservé au départ, il s’est peu à peu impliqué plus activement, défendant résolument ses collaborateurs. Maintenant que les problèmes les plus urgents ont été résolus, sonne l’heure des premiers bilans. Quels sont les enseignements que l’on peut tirer de la crise passée notamment en termes d’organisation ?
Cherchant à tirer profit de cette expérience, Marco de Stoppani a imaginé quatre modèles pour la recherche média. L’occasion de lui consacrer cette grande interview.
Marco de Stoppani, pourquoi avez-vous annoncé votre départ pour la fin de l’année ?
-Je pense qu’à 70 ans, il est temps de passer la barre. J’ai travaillé presque huit ans pour Mediapulse.
2013 a été une année difficile pour Mediapulse en raison des problèmes affectant la recherche TV. Est-ce que cela a modifié votre perception de la profession ?
-Les six premières années ont été encourageantes et des plus harmonieuses. Mais des tensions sont apparues l’an dernier, jusque dans le conseil d’administration. Pour moi, le fait de devoir diriger le conseil d’administration sans relâcher les rênes et dans un esprit consensuel a été une nouvelle expérience. Et je pense y être globalement parvenu.
Et sur le plan humain ?
-J’ai été surpris de voir que certains acteurs ont du mal à privilégier l’intérêt général plutôt que leurs intérêts particuliers.
Quelles sont les leçons que vous en avez tirées ?
-Elles sont multiples. Je sais maintenant que nous avons sous-estimé les attentes trop pointues de la profession, qui espérait que le nouveau système TV, basé sur une mesure plus large et plus différenciée, fournirait de meilleurs résultats – ce qui n’a pas été le cas. Et à l’époque, nous avons délibérément opté pour une phase de transition très brève pour le passage d’un système à l’autre : c’était risqué. Troisièmement, quand les tensions sont apparues en mars 2013, nous n’avons pas été assez réactifs face aux reproches.
Le changement est aussi à l’ordre du jour pour l’analyse de l’audience radio. Qu’est-ce qui va changer concrètement par rapport à la télévision ?
-Nous avons très largement impliqué la profession (non seulement les chaînes, distributeurs et annonceurs mais dorénavant aussi les agences de publicité et médias), bien en amont de l’évaluation d’un nouveau système de mesure. Une seconde réunion aura bientôt lieu – l’occasion de donner à la branche des informations non seulement sur le cahier des charges défini pour la nouvelle recherche mais aussi sur les systèmes de mesure disponibles, avec l’aide des fournisseurs respectifs. Et nous prévoyons une phase de test et de transition prolongée – sachant que deux systèmes seront alors utilisés, ce qui peut s’avérer problématique.
Et qui prendra la décision ?
-C’est le hic : les acteurs de la filière veulent avoir droit à la parole mais n’assument aucune responsabilité entrepreneuriale – elle est détenue par le conseil d’administration – qui conserve donc le pouvoir de décision. Mais nous voulons que la branche soit plus fortement impliquée dès les préliminaires.
Début 2013, lorsque Mediapulse s’est rendu compte que l’attribution des nouvelles données de mesure était problématique, il y a eu pléthore de communiqués. Est-ce que vous n’auriez pas dû, avec le CEO Manuel Dähler, répondre directement aux critiques ?
-C’est possible. Mais un problème était incontournable : le président d’un Joint Industry Commitee (JIC) tel que Mediapulse est avant tout le porte-parole du conseil d’administration, au sein duquel les principales parties prenantes de la profession sont représentées. Or, à cette date déjà, les membres du conseil d’administration étaient partagés quant au nouveau système et il était alors pratiquement impossible de défendre une opinion commune.
Avez-vous reçu des demandes en dommages-intérêts ?
-Non, jamais.
Mediapulse a-t-il proposé des dédommagements ?
-Non. Mais comme les petites chaînes ne peuvent que partiellement exploiter les données dans leurs affaires courantes en raison de leur grande variabilité, le conseil d’administration leur a proposé un nouveau tarif. Nous espérons que cela les incitera à revenir à la recherche TV de Mediapulse.
Mediapulse est actuellement aussi un thème politique : l’Office fédéral de la communication (OFCOM) a récemment réuni la filière à Bienne pour parler de l’avenir de la recherche TV et radio.
-Pour l’OFCOM, la privatisation de la recherche est envisageable sur le long terme. Il est encore absolument impossible d’évaluer les conséquences d’un changement de système aussi radical.
Avez-vous déjà fait le tour de la question ?
-J’ai dégagé quatre modèles. Le premier consiste à nationaliser toute la recherche radio et TV : l’État définit le mandat, procède lui-même à l’analyse et la finance, les données étant fournies gratuitement aux acteurs du marché. Second modèle : la privatisation. L’État reprend ses billes et la profession s’organise et se finance toute seule. Entre ces deux formes, deux modèles mixtes sont concevables. Tout d’abord, l’État pourrait définir et financer le mandat qui serait toutefois exécuté par un autre prestataire pouvant également fournir gratuitement les données. Enfin la dernière solution équivaut au processus actuel : l’État définit le mandat qui est confié à la fondation. Cette dernière ne peut facturer les données qu’à hauteur de ses propres frais. Et l’État contribue dans certaines limites au financement du mandat. Concrètement parlant, au CA de Mediapulse (20 millions de francs environ) viennent s’ajouter 2,5 millions de francs : la contribution de la Confédération au développement et aux investissements, le reste étant fourni par le marché.
La situation actuelle a un fondement historique : autrefois, la recherche était confiée à la SSR. La fondation a été créée afin de la rendre indépendante, son fonctionnement étant défini par la LRTV. Mais tous les autres médias doivent financer eux-mêmes la recherche, sans mandat légal. L’OFCOM a donc raison : la réglementation actuelle est obsolète.
-Pas tout à fait. La privatisation entraînerait toute une série de risques potentiels : tout d’abord, il n’existe dans aucun autre secteur une structure bipolaire aussi forte que dans le secteur de la TV et de la radio – ce qui explique que l’État doive agir comme un stabilisateur, notamment en cas de crise comme l’an dernier. Ensuite, si l’on privatise, ce sont les lois du marché qui s’appliquent : Goldbach et la SSR prendraient les décisions (méthode et objet de la mesure), ce qui pourrait désavantager les petits prestataires. Troisièmement, je ne crois pas que la profession soit capable de trouver un consensus (objectifs, exigences, méthodes de mesure) sans directive légale. Quatrièmement, Mediapulse analyse aujourd’hui autant l’utilisation des blocs publicitaires (étude des supports publicitaires) que l’utilisation générale de la télévision. Ce second volet disparaîtrait certainement en cas de privatisation. Et la SSR, qui est la plus intéressée pour l’aménagement des programmes, serait contrainte de s’en occuper séparément, avec donc des systèmes différents. L’État apporte donc un certain ordre.
Ce qui a également été l’avis général à Bienne ?
-J’ai constaté que dans leur grande majorité, les représentants des fédérations et des entreprises présents ont jugé positivement le rôle de l’État.
Vous plaidez donc pour le maintien du modèle actuel ?
-Oui, du moins pour la prochaine phase. Mais avec des changements sur le plan normatif : il faudrait que le mandat soit défini avec plus de souplesse. Et il faut également modifier l’organisation et la gestion : la fondation devrait être conservée, le conseil de fondation continuant de représenter la filière. Par contre, une plus grande liberté est nécessaire dans le choix des conseillers d’administration de Mediapulse AG et Publica Data AG qui sont toutes les deux des filiales à part entière de la fondation.
Point qui a également été discuté par le parlement dans le cadre de la révision de la LRTV. Jusqu’à présent, la représentation paritaire s’imposait dans les conseils d’administration pour la SSR et les autres prestataires. Le Conseil fédéral a proposé de supprimer cette règle. Pourquoi ?
-Comme je l’ai précédemment dit, Mediapulse est organisée sous forme de JIC, l’objectif étant donc l’équilibre des intérêts. Mais dans une crise telle que nous l’avons vécue l’an dernier, exigeant une gestion opérationnelle rigoureuse, ce modèle n’est pas idéal car dans les cas extrêmes, il freine les processus opérationnels de décision.
Le conseil de fondation est actuellement composé de 19 personnes, les conseils d’administration des filiales ont respectivement sept membres. Tous les membres des conseils d’administration font également partie du conseil de fondation. De plus, certains appartiennent également à la User Commission qui défend les intérêts de la profession. Les pouvoirs ne sont donc pas séparés. Est-ce aussi un problème ?
-Oui. Il faut donc le résoudre. Il est inconcevable que plusieurs personnes soient chargées à la fois du contrôle, du conseil et de la prise de décisions. Le conseil de fondation devant surveiller le travail du conseil d’administration, il faut éviter qu’un membre de ce conseil soit également membre du conseil d’administration. Aujourd’hui, la réglementation prévoit en outre que la SSR, les entreprises privées et le secteur publicitaire délèguent respectivement deux représentants dans les conseils d’administration. Il faut que cela change : le conseil de fondation doit pouvoir élire des spécialistes externes, étrangers s’il le faut, aux conseils d’administration.
La SSR, les annonceurs et Goldbach sont présents dans les trois comités ? Le resteront-ils ?
-Faute de représentants adéquats, une séparation totale sera impossible. Et il faut être réaliste : un conseil d’administration sans représentants de Goldbach et de la SSR n’a pratiquement aucune chance d’atteindre les objectifs. Je pense plutôt à compléter ce comité par des personnalités indépendantes.
On ne sait quelle sera la conclusion de la discussion parlementaire. Mais quel serait le pire des cas dans la perspective de Mediapulse ?
-(il réfléchit longuement) Le maintien du statu quo. Car tout serait paralysé. L’an dernier, le système actuel a atteint ses limites. Il faut passer à l’action.
La suggestion du Conseil fédéral ne mentionne ni modèles de remplacement, ni séparation des pouvoirs, ni User Commission. La balle est donc dans le camp de Mediapulse et de la filière.
-Oui. Je vais proposer au conseil d’administration de finaliser ces points pendant l’été. J’ai fermement l’intention de mettre la nouvelle organisation sur les rails afin que tout soit réglé quand mon successeur prendra ses fonctions. Tel est aussi le mandat du DETEC.
Beaucoup de questions sont encore en suspens. Dites-nous néanmoins si vous êtes satisfait de l’entreprise que vous allez bientôt quitter ?
-Depuis février 2013, Mediapulse a réussi à enregistrer chaque jour, en continu, les données d’utilisation. Ce résultat est le fruit d’un énorme travail et j’en suis reconnaissant à tous nos collaborateurs. Même si la situation s’est entre-temps calmée, nous ne sommes pas au bout de nos peines. Il faudra donc attendre l’automne pour savoir si je pars content ou non.