Les mots de l’année nous racontent les maux de 2022
Chaque année depuis 2017, un large corpus numérique de textes suisses (Swiss-AL), compilé par les chercheurs et les chercheuses de la ZHAW, a permis d’établir une liste de mots particulièrement fréquents en comparaison des années précédentes. Cette liste, ainsi que les propositions du grand public, ont servi de base aux délibérations de chacun des jurys afin de déceler ces mots qui font la Suisse de 2022. C’est ensuite ce même corpus qui a permis de retracer l’évolution récente des mots choisis pour mettre en lumière les réalités dont ils témoignent et même qu’ils construisent (voir encadrés ci-dessous).
Le jury francophone se composait cette année de linguistes, de journalistes, d’enseignants, de spécialistes de la communication et des sciences sociales, ainsi que d’artistes, multipliant les perspectives : scientifique, pratique, artistique. Le palmarès romand de cette année, marquée par une accumulation de crises et de menaces, nous parle de nous-mêmes, face à cette accumulation : notre prise de conscience, de position et de parole avec boycotter, nos choix de vie avec sobriété et notre santé physique et psychique avec souffle.
Mots romands de l’année
Première place : boycotter
En 2022, les appels à boycotter se sont multipliés dans les domaines les plus divers. En sport, on a vu boycotter les Jeux olympiques de Beijing et – en ce moment même – la coupe du monde de football au Qatar. En politique, on a entendu des personnes appeler à boycotter les élections, utilisant à dessein ce terme pour remplacer celui d’abstention, coupable d’évoquer la résignation. On a aussi pu boycotter un pays, un projet et – bien sûr – toutes sortes de produits, telle la viande.
Emprunté à l’anglais, le verbe boycotter a vu récemment son emploi se répandre dans une multitude de domaines (jusqu’au boycott diplomatique de certains pays lors des JO de Beijing). Il touche un cercle de personnes toujours plus large. L’exemple du Qatar est révélateur à cet égard : jeunes et moins jeunes, hommes, femmes et non binaires, riches et pauvres, sportifs et non sportifs… boycotter est devenue une forme d’engagement qui dépasse les catégories sociales et réunit des individus très différents que rien ne semblait destiner à agir ensemble.
Marqueur des prises de conscience actuelles, le fait de boycotter permet à chacune et à chacun de réagir, en refusant de participer à ce qu’ils considèrent comme une injustice et en montrant ainsi leur solidarité. Boycotter est un acte qui se propage rapidement sur les réseaux sociaux et présente l’avantage d’une forte médiatisation à peu de coût. C’est devenu une manière facile d’attirer rapidement l’attention sur une problématique et de la sanctionner. Bien que passif, l’acte de boycotter est une manière de ne pas rester neutre et indifférent, et par les discussions qu’il crée au sein de la population et des médias, c’est aussi une manière de confronter les positions et de créer les conditions d’un débat public.
Toute médaille a deux faces. En choisissant le verbe boycotter comme mot de l’année, le jury pose aussi la question de savoir si une action passive dont on attend qu’elle produise des résultats peut vraiment être couronnée de succès.
Deuxième place : sobriété
Pendant longtemps, le terme de sobriété a renvoyé presque exclusivement au fait de ne pas consommer d’alcool. Aujourd’hui, ce terme n’est plus l’apanage des ligues de vertu.
Face à des menaces environnementales qui pèsent comme une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes, la sobriété devient la norme. Suite à la guerre en Ukraine et à ses conséquences sur le marché des matières premières, les prix de l’électricité et du gaz s’envolent. Pour lutter contre le gaspillage, les autorités appellent à davantage de sobriété économique : chauffer les pièces à 19 degrés, éteindre la lumière, ne pas laisser les appareils en « stand by », etc. Dans de nombreuses institutions et entreprises, des conseils sont d’ailleurs donnés aux collaborateurs et collaboratrices pour réduire leur impact énergétique.
Confronté au risque de pénurie et d’inflation, le gouvernement suisse ne craint pas d’évoquer le contingentement de l’électricité ou le rationnement des denrées. La sobriété alimentaire apparaît alors comme une réponse possible qui consiste à ne plus jeter d’aliments, à consommer des produits locaux, voire à produire soi-même ses aliments.
Même dans le domaine des finances publiques, la sobriété est de mise, devenant un argument pour réduire les investissements des collectivités publiques dans un contexte économique incertain.
En 2022, avec la crise climatique qui perdure et le retour du spectre de la crise énergétique, la sobriété sonne comme une vertu retrouvée, un symbole de modernité, de simplicité, voire de décroissance. Appel à un mode de vie plus mesuré et à un mode de consommation plus modéré, le terme agit comme un transformateur. Nouveau mode de vie plus ou moins librement consenti, la sobriété n’affecte pourtant pas de la même façon les différentes catégories sociales : quelles conséquences a-t-elle par exemple pour les personnes qui vivent avec le minimum vital ou sous le seuil de pauvreté ?
Troisième place : souffle
En plaçant le mot « souffle » sur le podium du mot de l’année, le jury a fait le choix d’une métaphore.
Après avoir asphyxié nos sociétés durant deux ans, la pandémie de Covid-19 s’est légèrement essoufflée en 2022, ce qui a représenté un espoir et une bouffé d’air frais pour de nombreuses personnes et de nombreux secteurs d’activité. Les milieux les plus touchés de l’économie suisse, tout particulièrement la scène culturelle, ainsi que les cafés et restaurants où les gens aiment à se réunir pour être ensemble, ont alors retrouvé un nouveau souffle bienvenu après l’épuisement de la période de pandémie. Or, au moment même où la vie semblait revenir à la normale, d’autres menaces ont surgi, à commencer par la guerre en Ukraine qui fait sentir son haleine à toute l’Europe et dont les conséquences se ressentent jusqu’en Suisse. Face aux bombardements et aux cris des populations, nous avons retenu notre souffle, dans l’espoir d’une solution diplomatique qui a malheureusement fait long feu. Pour la première fois depuis longtemps, la guerre est presque à nos portes. Nous en avons eu le souffle coupé et pourtant nous avons réagi : activation du statut de protection S, accueil des réfugiés jusque dans nos familles, convois de solidarité… C’est cette capacité de résilience, qui permet de transformer l’échec et l’angoisse en énergie nouvelle, que le jury a voulu souligner pour montrer qu’en cette année 2022 les vents contraires de l’histoire sont aussi porteurs de messages positifs.
Les mots en Suisse alémanique
1- Strommangellage (pénurie d’électricité), 2- Frauen-Ticket (ticket féminin pour des élections), 3- Schutzstatus S (statut S délivré aux Ukrainiens)
Les mots en Suisse italienne
1- penuria (pénurie), 2- invasione (invasion), – 3- coraggio (courage)
Les mots en romanche
1- mancanza (manque), 2- status S (statut S), 3- 19 grads (19 degrés, référence à la température maximale dans les locaux publics)