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L’émotion a ses exigences que la raison ignore

Quel bonheur, Bonnard. Si l’homme est réputé pudique, il a accordé dans la première moitié du 20e siècle des entretiens qui permettent de mieux comprendre la démarche du peintre et aident à cerner sa personnalité. Tous ces textes ont été compilés dans un élégant volume intitulé « Les exigences de l’émotion ». Y figure également la reproduction intégrale d’un livre édité par Tériade en 1944, « Correspondances », où l’artiste signe dessins et textes sous forme de lettres échangées avec ses proches. Ce qui frappe d’emblée à la lecture de Bonnard, c’est l’incroyable humilité du peintre qui ne vit que pour la peinture, les sentiments qu’il éprouve, les émotions qu’il ressent. Bonnard peint l’instant dans toute sa beauté fragile, éphémère.

Paysages, intérieurs, personnages, nus ou encore natures mortes émeuvent l’artiste qui essaie ensuite de faire revivre ces émotions sur la toile. Il explique très bien sa méthode  dans l’une des interviews : il part d’un sujet mais a déjà une idée de ce qu’il veut peindre et qui n’est pas exactement la réalité telle qu’il la voit. Il doit lutter contre la séduction du sujet pour ne pas perdre de vue l’idée – d’où le fait qu’il n’a jamais peint sur le motif, se contentant de quelques croquis qu’il retravaillait dans son atelier. Avec beaucoup de franchise, il raconte qu’il n’est pas assez fort pour tenir tête à ce qu’il voit, contrairement à des peintres comme Titien, Cézanne ou Renoir qui « savaient se défendre ».

On a le sentiment avec Bonnard que beaucoup de choses se décident au moment de peindre. C’est ainsi qu’il peint toujours des formats plus grands que le tableau final qu’il accroche directement au mur car il ne sait pas à l’avance comment sa composition progressera et où se situera le centre du tableau. Son insatisfaction perpétuelle le conduit à retoucher souvent ses tableaux, même ceux qui ont déjà été vendus et sont exposés dans des musées. Tel un collégien couvrant le tableau noir dans le dos du professeur, Bonnard attendait que le gardien quitte momentanément la salle pour sortir sa boite de couleurs et ajouter des touches de-ci de-là à sa peinture. La couleur, justement, est l’une des clés pour comprendre Bonnard ; même s’il reste figuratif, Bonnard est guidé par la force des couleurs qui lui dictent des formes. Et qui dit couleur dit lumière et, à cet égard, il est fort instructif de lire les pages que Bonnard consacre à la lumière en Normandie. Il explique comment, après deux ans passés dans une petite maison près du port de Deauville, il commence à peine à comprendre cette lumière perpétuellement changeante (la même qui exaspérait Monet obligé de peintre plusieurs toiles en même temps pour s’adapter à ses caprices). Cette capacité à saisir l’instant se retrouve aussi dans les dessins de « Correspondances » : la beauté d’une jeune femme voyageant dans le métro, le charme d’une cueillette de fruits à la campagne sont croqués en quelques traits et laissent la part belle à l’imagination. Le quotidien se révèle d’une richesse infinie et d’une exceptionnelle beauté pour qui sait le regarder. Et Bonnard, tout à sa quête, se promène tous les jours avec son carnet à croquis. Paris est trop bruyant, trop agité pour lui. Il aime y passer mais non y travailler. Ses attaches sont la Normandie ou la Côte d’Azur, guidé qu’il est par les paysages et leur lumière. Parmi les anecdotes dont fourmille ce livre, on apprend que Bonnard avait commencé par passer une licence en droit pour faire plaisir à son père avant de s’apercevoir qu’il préférait nettement les cours de l’académie Julian puis de l’École des Beaux-arts de Paris. La profession juridique y a perdu un avocat de plus quand le monde de l’art y a gagné un peintre d’exception. Personne ne s’en plaindra.

« Les Exigences de l’émotion » de Pierre Bonnard, préface d’Alain Lévêque, est publié à L’Atelier contemporain.

[ASIDE] Né en 1867 à Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine) et mort en 1947 au Cannet (Alpes-Maritimes), Pierre Bonnard est un peintre, graveur, illustrateur et sculpteur français. Il fait partie des postimpressionnistes et a été membre du groupe des nabis aux côtés de Maurice Denis, Édouard Vuillard ou encore Félix Vallotton. Très influencé par les idées de Paul Gauguin et par la vogue du japonisme, Bonnard est le premier nabi à s’intéresser à l’affiche, où il applique ses aplats de couleurs franches cernés par une ligne évocatrice et élégante. La dernière exposition Bonnard qui s’est tenue au musée d’Orsay à Paris en 2015 a attiré plus de 500 000 visiteurs.
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