Apple Store : L’ère des grandes surfaces-interfaces
Comme chaque week-end, la piazza de Covent Garden est animée par une forte affluence de badauds qui, depuis le milieu du 19e siècle, viennent flâner dans cette zone marchande de Londres. La situation prenait une tournure particulière le 7 août dernier avec l’ouverture du plus grand Apple store au monde ; la file impressionnante qui s’étendait sur la place ne manquait pas de décourager.
Sur le point de rebrousser chemin devant autant d’obstination, je suis harponné par un employé rattrapant les fugitifs: « Il s’agit de personnes qui veulent acheter le dernier iPhone ; si vous voulez juste rentrer, c’est par ici », dit-il en pointant dans la direction d’un escadron de jeunes chahuteurs vêtus de T-shirts bleus à pomme blanche. Formant une haie d’honneur, ils accueillent chaque visiteur à coups d’exclamations tonitruantes et de high five.
Une fois à l’intérieur, on est d’emblée saisi par la large verrière qui illumine la nef de ce temple dont les vitraux pixellisés déversent des images aux rendus hyper rigoureux. Pour l’agencement de cette 300e succursale, l’agence de décoration Eight Inc. s’est attachée une fois de plus à mettre en scène les produits dans un environnement confortable. Afin d’accroître un semblant de proximité et d’engagement communautaire, de vastes tables en chêne servent de banc d’essai pour expérimenter les iPads ou surfer sur Internet. Il faut ensuite monter au premier pour découvrir l’assortiment Mac, puis encore un autre étage pour trouver les iPhones et une gamme étendue d’accessoires. Structure métallique, boiserie, briques apparentes et écran plasma, l’identité de la marque s’impose avec une évidence quasi atemporelle dans ce lieu historique.
En regard de cette stratégie bien rodée, on oublierait presque que cela fait seulement une dizaine d’années qu’Apple ouvrait son premier magasin aux États-Unis. À cette époque, l’iPod n’était pas encore sorti sur le marché et le lancement du Mac OS X quelques mois plus tôt n’avait pas été très convaincant. La décision de positionner la marque en tant que détaillant, et par conséquent d’entrer en concurrence directe avec ses revendeurs, était tout à fait surprenante. Steve Jobs avait cependant très vite compris qu’il devait maîtriser cette étape s’il voulait parvenir à imposer complètement son profil singulier. Il lui faudra tout de même attendre près de quatre années pour que la formule prenne pleinement son envol. Mais à partir de là, les points de vente vont se profiler comme des lieux cruciaux pour consolider les styles de vie et les valeurs qui s’étaient progressivement profilés avec l’évolution des Mac.
À ce titre, l’expérience londonienne a constitué une étape déterminante pour la firme. Le magasin de Regent Street, inauguré en 2004, génère plus de 60 millions de livres par an. Soit le double du rendement de Topshop ou d’Harrods, calculé en mètres carrés de surface commerciale. La comparaison avec cette illustre institution n’est pas totalement anodine. En l’espace de dix ans, Apple a largement participé à redéfinir les canons en vigueur en matière de vente au détail. Les étalages ostentatoires des grands magasins du 19e siècle, remplis d’objets qu’on ne touche qu’avec les yeux, semblent bien obsolètes.
Désormais, ces univers doivent faire l’apologie conjointe de l’épuration et des manipulations. Grâce à leur ampleur et leur apparente neutralité, ces grandes surfaces – interfaces doivent simplement permettre à quiconque de trouver le substrat nécessaire pour nourrir son imaginaire.