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Les couacs de la Muzak

muzakDurant les années 30, un général américain dénommé George Squier eut l’idée d’utiliser les systèmes de télétransmission pour diffuser des musiques aux soldats se trouvant sur le front. Convaincu par les énormes potentialités de son invention, il se décida à élargir la diffusion de ces musiques aux vertus apaisantes à des fins civiles. Squier était un grand admirateur de la firme Kodak et il s’inspirera du nom pour former la contraction qui servirait à désigner son entreprise. Le dispositif se montre d’emblée très efficace pour neutraliser les bruits d’ascenseurs, dont la lenteur et les crissements stridents occasionnaient quelques frayeurs auprès des usagers. C’est à partir de cette période que la Muzak est appelée musique d’ascenseur. Le même procédé fût progressivement étendu aux trains, aux bateaux, aux institutions publiques, aux bureaux ou aux supermarchés. Au début des années 50, plus de 50 millions d’Américains baignaient quotidiennement dans des environnements médiés en continu par la Muzak. Le choix des morceaux n’était pas le fruit du hasard et la firme parvînt rapidement à obtenir une maîtrise rationnelle des comportements. Grâce à diverses études et à des arrangements scientifiquement élaborés, il était possible de stimuler efficacement les habitudes des consommateurs ou de réguler la « courbe de fatigue » des ouvriers en opérant une élévation subtile du volume et du rythme. De plus, ces ambiances lénifiantes participaient à créer un sentiment d’homogénéité au coeur de l’anonymat des villes. Bercés par ces fréquences communes, les individus pouvaient se glisser plus facilement dans leurs affectations transitoires de voyageur, de fashion-victim ou d’employé zélé. La Muzak compensait ce fléau paradoxal de la réalité urbaine contemporaine: l’angoisse du silence. Signe des temps, la firme a fait faillite l’an dernier et, même si la crise peut être mise en cause, c’est avant tout l’évolution rapide des goûts et des pratiques en matière de musique qui ont précipité la fin de la compagnie. Intimement imbriquées à l’amplification du capharnaüm des villes modernes, ces sérénades se sont elles-mêmes transformées en nuisances. Surtout, l’émergence progressive du baladeur, puis de l’iPod et autres téléphones portables a totalement modifié la gestion acoustique de l’espace public, en offrant à quiconque la possibilité d’harmoniser l’environnement en fonction d’envies passagères et personnalisées. Dans les magasins et les établissements publics, l’utilisation des web radios a également instauré des changements significatifs. En proposant un vaste choix de chaînes thématiques, diffusées en continu, elles se sont rapidement imposées comme des ersatz tout aussi efficaces. En mettant gratuitement à disposition des répertoires, les services tels que Deezer, Last.fm ou Spotify ont généralisé l’application de playlists au streaming musical. Parmi la multitude d’exemples existants, Stereomood.com constitue un amalgame intéressant pour décrire les sensibilités actuelles. Le site offre des listes de lectures en adéquation avec les humeurs et les activités du moment : Dreamy, Dressing Up, Homework ou Feel Like Crying, un nuage de tags permet de choisir la fréquence émotionnelle adéquate. À mi-chemin entre l’action stimulatrice de la Muzak et les réglages individualisés de l’iPod ou d’iTunes, ces multiples applications témoignent que l’intuition musicale du Général Squier n’a pas fini de rythmer nos vies quotidiennes.

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