Interviews

Une agence, un jour : Marc Kremers à Londres

Primé régulièrement pour ses collaborations avec de grandes agences internationales, Marc Kremers reste un observateur particulièrement prospectif en matière de cultures numériques et de direction artistique. La création du thème Syndex pour Tumblr a marqué un chapitre important. Une année après son lancement, ce thème continue à être plébiscité par des utilisateurs de tous horizons. En passant le cap des 2000 installations par jour, il a surtout permis à Marc Kremers de prendre conscience de l’impact énorme de cette visibilité sur sa carrière. Freemium ou Premium ? Agence ou indépendance, son parcours offre un panorama particulièrement éclairant des choix et des dilemmes qui surgissent lorsqu’on retrouve son nom sur des millions de pages tumblr.

Comment avez-vous été amené à vous lancer dans la production d’un thème pour Tumblr ?
J’ai toujours aimé collectionner des images et c’est d’ailleurs pour cela que nous avons fondé le site pionnier as-found.net en 2006. À cette époque, il n’y avait pas encore beaucoup de sites spécialisés dans les images vernaculaires. La situation a depuis changé radicalement avec l’arrivée des sites de reblogging, en particulier tumblr. C’est fou de voir les changements survenus en l’espace de sept ans dès qu’on touche à des questions de curation, d’échange ou d’archivage d’images. J’avais également réalisé quelques blogs et j’aimais bien l’idée de présenter les images sous la forme de « moodboards » numérique, avec un design extrêmement simplifié.
L’idée était de faire quelque chose qui réduise les options au minimum, un peu comme dans la philosophie de Apple. Même si les utilisateurs en veulent plus, il faut toujours leur donner le minimum afin d’éviter de faire un produit qui perd totalement son efficacité. L’idée était de faire une seule chose, mais le faire très bien. Il n’y avait aucun thème dépouillé et j’ai très vite compris qu’il y avait une place à prendre. En plus, il n’y avait pas vraiment d’outils de tri ou de recherche ce qui rendait l’archivage un peu inutile. Je voulais créer un thème qui puisse être vraiment utile pour toute personne intéressée par l’art, la typographie, le design, ou toutes formes de pratiques qui reposent sur un répertoire de documents visuels.

Comment se sont passés le développement et le lancement de Syndex ?
Cela m’a pris à peu près trois mois de développement à temps partiel. Je travaillais le soir en regardant Mad Men avec mon amie. Les trois premières versions n’étaient pas vraiment concluantes, mais la quatrième était parfaite. Je l’ai envoyée à Tumblr dans l’idée de la vendre $20. Mais leur réponse a été: « Écoute, on aime beaucoup mais nous ne donnons pas un statut premium la première fois. Il te faut d’abord construire une réputation avec nous ». À cette époque, il y avait déjà environ 36000 thèmes disponibles. Comme ils ont vu d’emblée le potentiel, ils m’ont accordé plus de visibilité. Après huit heures, il y avait déjà 600 installations. J’étais super impressionné!
Depuis, ça n’a jamais cessé et Syndex pourrait devenir un des thèmes tumblr les plus utilisés. En l’espace d’une année, le thème a été installé près de 800’000 fois, cela fait plus de 2000 installations par jour! Même une année après son lancement, il bénéficie toujours de son côté cool. Le thème a beaucoup de succès auprès de fans de Justin Bieber ou de One Direction.

Qu’est-ce que cela a impliqué dans l’évolution de ta carrière ?
Je travaille depuis de nombreuses années sur des gros projets web et ce sont en général des agences qui me mandatent en tant Creative Director ou consultant sur des questions techniques. En 2011, j’ai notamment travaillé sur le lancement de la nouvelle Bettle. Le budget était énorme et le résultat plutôt extraordinaire, ce qui a valu à la marque de récolter une belle brochette de récompenses. Le problème c’est qu’une fois le buzz passé, tout s’arrête et le site est remplacé.
Il en va de même avec le site que j’ai réalisé pour Cindy Sherman pour le MoMa. Ces projets ont une durée de vie limitée et c’est toujours dommage de s’investir à fond dans des projets dont on sait d’emblée qu’ils seront remplacés les mois suivants.
Cela m’intéresse de moins en moins de jouer uniquement ce rôle de fournisseur de services et Syndex m’a permis d’explorer une autre option qui s’inscrit dans la longueur et pour ma carrière c’est un outil de promotion extrêmement puissant et totalement gratuit. Mon nom est visible sur des millions de pages et cela draine énormément de trafic sur mes propres projets.

Quels genres de propositions est-ce que cela génère ?
De tout et toutes les propositions ne sont pas intéressantes. On peut perdre beaucoup de temps simplement à répondre aux requêtes. Mais il y a ponctuellement des clients ou des personnalités importantes qui me contactent. J’ai récemment été mandaté pour développer en exclusivité des thèmes premium pour un gros site suédois d’e-commerce lancé par un des fondateurs de Spotify et un autre de Tumblr. Actuellement, je travaille sur la version 2.0 qui s’adressera plus directement à des usages encore professionnels, notamment en proposant un mode de rangement non chronologique. Je travaille également sur une version totalement remaniée pour wordpress, tout en développant des systèmes similaires disponibles dans des prix oscillants entre $20 et $100. L’autre chose un peu curieuse c’est toujours curieux de voir apparaître son nom sur des sites pornos ou franchement de mauvais goût. Mais ça fait partie des surprises plutôt amusantes de ce type d’aventures.

Comment est-ce que cette soudaine renommée se traduit-elle dans votre organisation de travail ?
Actuellement, je travaille sur dix projets simultanément et cette dimension personnalisée pose passablement de problèmes logistiques. Les personnes que vous connaissez vous associent intimement à vos réalisations et s’attendent à vous voir débarquer à toutes les séances, à vous entendre répondre au téléphone.
C’est un peu un passage difficile, car je ne peux pas faire tout tout seul et il est fort possible que je prenne un nom plus générique pour pouvoir me profiler comme une agence. Je suis le premier à défendre l’éthique de partage Open Source et à apprécier les avantages que me procure ce thème. Mais au bout du compte, il est nécessaire de penser business.

Pensez-vous que tumblr va durer ?
Le phénomène tumblr ne va jamais disparaître, car ces images jouent via Internet le même rôle que les vêtements ou les bijoux dans la rue. Ces images nous disent : « regarde ce que je porte et avec quoi je le mélange ». Ce sont des marqueurs identitaires puissants, en particulier pour les plus jeunes. Je ne vois pas pourquoi, cela ne devrait pas continuer à grandir. Les personnes sont en train de scanner de nouvelles images, de dénicher de nouvelles références et les tumblr sont souvent les premiers éléments de ces grosses machineries.
Mais ce qui m’a le plus étonné c’est la diversité des utilisateurs qui vous disent: « c’est exactement ce que je cherchais ». Cet engouement pour quelque chose de minimal était totalement imprévisible et c’est très intéressant de voir comment les gens se l’approprient. J’essaye de développer un peu cette dimension communautaire à travers Facebook ou le site syndex.me où l’on peut voir les diverses transformations. Tout cela provoque quelque chose d’un peu atemporel, où des éléments du passé, du présent et du futur se mélangent continuellement. S’il fallait définir les contours esthétiques contemporains, ils auraient la forme d’un tumblr.

Avant de vous établir à Londres il y a quelques années, vous avez grandi en Afrique du Sud. Est-ce que cela a pu avoir une influence sur votre manière d’envisager le web ?
Je n’ai jamais pensé Syndex sous cet angle, mais c’est en effet très intéressant de voir comme les choses peuvent varier d’une culture à l’autre. Je suis récemment tombé sur un site qui répertorie des objets trouvés sur le eBay chinois et c’est incroyable de constater comme l’ensemble à l’air différent. Cela me semble évident que les contours de cette nouvelle esthétique vont être largement déterminés par des hybridations culturelles, par cette volonté de ressortir de sa zone de confort en matière de références. Il s’agit d’être toujours très innovant, de se positionner dans des secteurs dans lesquels, il y a toujours de la place et le temps pour faire des propositions innovantes. C’est la dimension fascinante de ce secteur d’activités, car il est toujours possible de changer les règles jeu, il faut juste être très fort et chanceux.

http://syndex.me/
http://tex-server.org/

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