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Quand les marques vous disent tu, elles ne vous disent pas tout !

Jadis, le tutoiement se méritait. Il s’agissait d’un signe de familiarité, de proximité, de confiance. Aujourd’hui, tout du moins dans la publicité, il s’impose de plus en plus souvent sans votre consentement. Parce que les marques se croient potes avec tous les consommateurs. Mais derrière le discours sympa se dresse autant d’incohérence que d’hypocrisie. Analyse.

De plus en plus de marques choisissent de tutoyer leurs consommateurs afin de créer une sensation de familiarité. Si le tutoiement n’est pas nouveau en publicité, sa banalisation, en revanche, relève d’un phénomène intéressant à observer.

À chaque fois, le même débat : les uns approuvent et applaudissent, trouvant le discours plutôt sympa ; les autres montent au front, scandalisés, vexés, meurtris dans leur chair, brandissant des arguments tels que manque de respect, vulgarité, atteinte à l’intégrité, familiarité artificielle, etc. Certains décident même de boycotter les marques qui s’adonnent à ces pratiques.

Le vouvoiement n’est pas forcément synonyme de respect
Il n’existe à ma connaissance pas d’étude qui démontre qu’une marque obtiendrait de meilleurs résultats en recourant au vouvoiement ou perdrait des consommateurs à cause du tutoiement. Petit aparté : je connais des marques, bonnes élèves du vouvoiement, nettement moins respectueuses envers leurs consommateurs que d’autres entreprises, militantes du tutoiement.
Parfois, aussi, certaines marques vouvoient, mais ne vous voient pas du tout. En d’autres termes, elles ne vous parlent pas.
Alors, faut-il s’offusquer du tutoiement en publicité ? À chacun son opinion.

La cible justifie les moyens
Toujours est-il que lorsqu’une marque s’adresse aux jeunes ou qu’un produit vise une population ciblée, le tutoiement peut se justifier. Qu’en est-il des autres cas ? Prenons un exemple récent de franchissement de la barrière du politiquement correct : le site de location de… machines de chantier Fastrent.

Le « tu » pour faire du buzz
Selon les aveux de l’agence de com aux manettes de l’opération séduction (B+G Partners, à Montreux), l’objectif numéro un du tutoiement de Fastrent vise à se démarquer et à se faire connaître. Plutôt réussi, puisque la pub, placardée principalement en ville de Genève, a donné naissance à ce papier.
Si Fastrent tutoie ses prospects, c’est parce que le « tu » est fréquemment employé sur les chantiers, entre les différents corps de métier, m’explique-t-on. Enfin, comme le site s’adresse avant tout aux petites entreprises et aux indépendants, ces derniers seraient plus enclins à accepter cette connivence factice. Soit.

La schizophrénie des marques
En poussant l’analyse un peu plus loin, cependant, on se heurte à une flagrante contradiction – chez Fastrent comme auprès de l’immense majorité des apôtres du tutoiement publicitaire, d’ailleurs. Un paradoxe qu’aucun discours rabâché de marketeur ne parvient à couvrir ; un gros grain de sable, ou plutôt un caillou, dans l’engrenage, d’habitude si bien huilé, de la communication stratégique.
En effet, côté jardin, on encense le rapport privilégié entre la marque et ses clients pour légitimer le tutoiement. Ou on se pavane d’honorer les valeurs et les origines de la marque (comme chez Ikea, qui se permet de tutoyer sans notre consentement tant dans son catalogue que dans ses courriers) en guise d’explication de cette familiarité. Pendant que, côté cour, c’est-à-dire au magasin ou au téléphone, on vouvoie le client.
Traiter le consommateur comme son meilleur pote et l’instant d’après comme un parfait inconnu relève plus d’un comportement schizophrène que d’une réflexion profonde, me semble-t-il !

Entre tu et tout, le gouffre
Ainsi, quand les marques vous disent tu, elles ne vous disent pas tout. En effet, entre tu et tout, il y a plus que deux lettres : un véritable gouffre. Les griffes fâchées avec le vous n’osent pas avouer, simplement, que le tutoiement n’est rien d’autre qu’un stratagème pour faire parler de soi et tenter d’amadouer le consommateur. Un point c’est tu, pardon, un point c’est tout !
Démonstration. Je lance un coup de fil à Ikea et Fastrent afin de demander pourquoi ces marques nous tutoient sur le papier et se défilent en face du client. Je fais exprès de tutoyer mes interlocuteurs. Personne n’ose prendre la même liberté avec moi, quand bien même je le leur propose. « J’ai un peu de respect pour vous, Monsieur, je ne vous connais pas », sussure le préposé du service client de la marque suédoise.
Même son de cloche du côté de l’enseigne genevoise: « Je crois que le vouvoiement est une question de politesse » lâche la responsable du magasin, pour camoufler un certain embarras.
Le fait d’avoir évoqué le respect et la politesse me paraît pour le moins intéressant. Voire révélateur ! En tout cas, il existe clairement deux poids et deux mesures dans la com des « pro-tu », si vous me pardonnez le néologisme. Autre incohérence de positionnement : la plupart de ceux-ci emploient simultanément le « tu » et le « vous » sur leur site. N’avais-je pas écrit schizophrène, un peu plus haut ?

À quand la fin de l’hypocrisie ?
Les deux exemples, ci-dessus, soulèvent une question. Pardon, LA question : quand est-ce qu’une marque osera pleinement assumer son discours et aller jusqu’au bout de son raisonnement ? C’est-à-dire tutoyer son client en face à face au lieu de se réfugier systématiquement derrière « l’hypocrisie communicationnelle ».
Je préfèrerai nettement, par exemple, que Simone, la caissière d’Ikea, me lance un franc « Tchô ! », sourire à la clé, manifestant ainsi l’accueil sincère et chaleureux qu’on réserve habituellement à sa tribu, plutôt qu’un « Bonjour, Monsieur » récité avec le même enthousiasme qu’un condamné à mort juste avant son exécution et doublé d’un regard hagard immédiatement hypnotisé par mon caddie.

Vers l’abolition du vouvoiement ?
Vous pensez sans doute que je suis un rédacteur vieux jeu, un coincé du stylo, un complexé de la syntaxe, un pincé de la relation. Détrompez-vous : je suis aussi rapide au tutoiement qu’un contractuel à coller une amende au centre-ville. Je rêve d’ailleurs de l’abolition définitive du « vous» dans la langue française.
La morale de toute cette histoire ? Une marque ne se rapproche pas d’un consommateur uniquement parce qu’elle se permet de le tutoyer. Pour établir ce rapport si privilégié, elle doit plutôt tutoyer les sommets de la qualité avec ses produits, de l’efficacité dans ses services et de la sympathie à travers ses collaborateurs. Pour cela, il n’existe, heureusement, pas de substi… tut !

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