Tendances

Réflexions à nu

Commençons par les présentations. Peter Suschitzky est l’un des grands chefs opérateurs actuels, le collaborateur de David Cronenberg depuis plus de 20 ans. Mais dans l’acronyme anglais DOP (Director Of Photography), il y a Photography qui, pour une fois, n’est pas un faux ami.

Des photographies, Peter Suschitzky en prend depuis plus de 50 ans et il lui a fallu longtemps avant de se décider à en faire un livre. Naked Reflections est un livre rare, étrange, dérangeant : des femmes nues dans la majeure partie de l’ouvrage, suivies à la fin de quelques photos sans rapport apparent les unes avec les autres.
Les photos sont en noir et blanc, avec du grain et beaucoup de contraste. Les femmes posent. Regard fixe, rêveur, fuyant, éteint, avec cependant un point commun : elles semblent attendre quelque chose. Pas de sourire ; de la gravité, du vague à l’âme, un soupçon de défi peut-être ça et là. Les images sont très structurées, composées comme des tableaux. D’ailleurs, en arrière-plan se trouvent souvent des dessins et des toiles (de l’épouse de Peter, elle-même peintre) qui jouent avec les corps, montrant des robes en volume sans corps à côté de corps nus sans robes ou des feuilles de palmiers qui semblent ceindre la tête des modèles comme des coiffes de revue de cabaret.
Les miroirs permettent toutes sortes de jeux : dupliquer un corps, en faire apparaître un autre, montrer l’endroit et l’envers, multiplier les surfaces visibles d’un même corps, un peu à la manière des peintres cubistes qui voulaient montrer toutes les faces d’un visage dans un même plan. Les miroirs donnent des angles, des lignes obliques, de la profondeur. Ils font apparaître le visage de femmes dont, sans eux, on ne connaîtrait que le dos. Les miroirs font aussi respirer des images prises de près et qui pourraient sembler étouffantes. Mais ces miroirs ne dévoilent finalement rien de ces femmes qui restent toujours énigmatiques. Comme si le fait de montrer la nudité sous tous les angles renforçait le mystère. D’ailleurs, n’y a-t-il pas dans la série un superbe portrait où le corps du modèle semble littéralement mangé par l’ombre ? Et, même quand les miroirs sont absents, les femmes vont souvent deux par deux, comme si l’une était le reflet de l’autre.
Le photographe est rarement présent, même si sa présence est constamment ressentie. Il apparaît de manière furtive dans la première image, il est flou, légèrement penché, en plein travail. On le retrouve dans la dernière photo de la série de nus, de profil, le regard pensif comme celui de ses modèles et aussi immobile qu’eux. Il n’a plus d’appareil photo et l’on se demande qui a pris la photo, lui avec un déclencheur ou l’un de ses modèles qui aurait décidé d’inverser les rôles. Il y a beaucoup de mystères non résolus, d’interprétations possibles dans ces images.
Et on retrouve un peu le même sentiment avec les photos de la fin du livre, prises entre 1959 et 2009. Le noir et blanc gomme les époques (sommes-nous dans les années 60 ou 90 ?), les personnages semblent tous aussi attendre quelque chose, sans que l’on sache bien quoi. Une jolie figure à la fenêtre d’un train, une vieille dame sur un banc ; même quand les couples sont enlacés, ils regardent dans des directions différentes. Là encore, les images sont composées de manière graphique. Là aussi, on ne sait rien de ces gens et l’on en est réduit à des supputations. Le travail de Peter Suschitzky est peut-être de poser des marques, des jalons, des points et de nous laisser tirer des traits pour révéler le sens de ses images.

[ASIDE]

Portrait de l’auteur

Fils du chef opérateur et photographe d’origine autrichienne Wolfgang Suschitzky, Peter Suschitzky est un chef opérateur anglais qui a une cinquante de films à son actif dont The Rocky Horror Picture Show, Star Wars Episode V – The Empire Strikes Back, Mars Attacks, Crash, Naked Lunch, A Dangerous Method et Maps to the Stars. Il a travaillé avec des réalisateurs tels que John Boorman, Irvin Kershner, Joseph Losey, Ken Russel, Tim Burton, Matteo Garrone et surtout David Cronenberg dont il éclaire tous les films depuis Faux-semblants en 1988. Il a gagné à quatre reprises le prix Génie de la meilleure photographie. Préfacé par David Cronenberg, Sarah Moon et Ilona Suschitzky, Naked Reflections est son premier livre.[/ASIDE]

Naked Reflections de Peter Suschitzky est publié par Schilt Publishing

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