Chroniques

Quand l’IA redéfinit les frontières de la créativité et menace les droits d’auteur

La révolution de l’IA dans le design et le droit d’auteur est scrutée par la juriste Anca Draganescu et la fondatrice d’agence créative Orlane Perey, révélant les tensions entre innovation et propriété intellectuelle.

L’introduction de nouvelles technologies procède toujours du même schéma : une innovation qui séduit un cercle restreint. Le gain en compétitivité finit par convaincre un cercle plus large avant de devenir la nouvelle norme adoptée par tout le marché. Ce qui change, c’est la vitesse d’adoption. La généralisation de Chat GPT montre à quel point l’ergonomie est un succès pour ce changement de comportement.

Mais comme l’écrivait déjà Rabelais au 16e siècle “Science sans conscience n’est que ruine de l’âme”… et à chaque fois, l’innovation engendre une utilisation qui précède sa régulation légale. Un cercle nullement vertueux dont découlent bien des désillusions et des faillites.

La mise à disposition à large échelle d’outils de l’IA générative, si elle va permettre un gain de productivité au sein des entreprises, va fragiliser certains métiers – déjà attaqués par l”User Generative Content”, tels que les graphistes, les photographes et autres créatifs. Mais cette révolution IA ne saurait en rester là, elle est annonciatrice d’une révolution plus ample, celle du Web 3. Cette 3e génération de l’Internet se caractérise par un réseau plus décentralisé, sécurisé et immersif. Mais en attendant cette nouvelle transformation de l’écosystème digital, l’introduction de l’IA a des conséquences concrètes pour les acteurs.

Cet échange entre la juriste Anca Draganescu, qui dirige Araucaria, un cabinet juridique spécialisé dans la propriété intellectuelle et la protection des données, et Orlane Perey, fondatrice de Serendipity Agency, une agence créative basée à Lausanne, est une photographie de la réalité du marché en ce début de 2024. Dans cette conversation, elles examinent ce changement récent dans le monde du design et réfléchissent à la manière dont les créatifs peuvent à la fois se protéger des menaces qui pèsent sur leur activité et se positionner pour tirer parti des nouvelles opportunités que la GenAI peut leur offrir.

Cominmag : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière, ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. » (Adam Smith, La richesse des nations, livre I, chapitre II).

OP : Fin mars 2024, Bigflo & Oli ont sorti “Ça va beaucoup trop vite”, dont le clip a été entièrement réalisé par IA. “On a donné les paroles de notre morceau à une intelligence artificielle qui en a fait un clip. Le morceau parle des avancées toujours plus rapides de l’humanité et de jusqu’où celles-ci pourraient nous mener. L’utilisation de l’IA nous semblait intéressante pour interroger sur le futur de l’artiste au milieu de tout ça. Ça va beaucoup trop vite 🚀”, nous disent les artistes via leur compte Instagram. Ce qui est intéressant et qui interpelle tout particulièrement, ce sont les commentaires des fans. Nombre d’entre eux, se disent déçus, non seulement du résultat, mais aussi du fait que les artistes aient recours à l’IA. C’est comme si, en définitive, ils trahissaient leur statut d’artistes en utilisant une IA.

Cominmag : Depuis l’essor d’internet à la fin des années 90, l’un des aspects de l’innovation technologique est le « power to the people ». Les blogs et les médias sociaux supplantent le journalisme traditionnel et Canva supplante certaines tâches graphiques. Désormais, l’IA semble dévaloriser le travail créatif en fournissant un moyen d’alimenter le marché avec du matériel facilement généré à partir du sang, de la sueur et des larmes des créatifs. Selon toi, comment cela a-t-il affecté ton travail et celui de tes pairs ?

OP : Un rôle qui a pris de l’ampleur ces dernières années est celui d’autonomiser le client. De plus en plus d’entreprises nous demandent de créer des gabarits éditables en interne dans des logiciels de type Canva.

Cela n’est pas toujours possible, en particulier lorsqu’il s’agit de documents voués à être imprimés. Suivant le type de rendu souhaité, l’impression comporte toujours de nombreuses contraintes techniques qu’il est uniquement possible de gérer dans des logiciels dédiés et avec des connaissances spécifiques au domaine. Dans ce cas, on ressent parfois une certaine frustration de la part du client.

Certains en sont aussi déjà revenu, se rendant compte que la gestion en interne nécessite tout de même d’allouer des ressources conséquentes pour un résultat qui n’est pas toujours au rendez-vous.

Ce qui est sûr, c’est que cela pose beaucoup de questions au niveau légal, tant sur les cessions de droits lors de la création de gabarits que sur ceux liés aux images générées par l’IA. Les clients sont souvent surpris de découvrir les droits inhérents au domaine de la création.

AD: Depuis que tu exerces ce métier, as-tu remarqué une évolution concernant le prix que les clients sont prêts à payer pour le travail que tu fais ? Y a-t-il eu des moments charnières ou des changements notables dans l’attitude du marché à l’égard de ton travail (par exemple, innovation technologique) ?

OP : Sur le travail de création à proprement parler, je n’ai pas perçu de grands changements, malgré des évolutions technologiques majeures. Les clients sont généralement conscients de la valeur du travail effectué. Depuis que j’évolue dans le domaine de la création, c’est-à-dire une vingtaine d’années, il a cependant toujours été difficile de faire comprendre et valoir les droits d’auteurs et de propriété intellectuelle.

Il est fréquemment arrivé que des clients modifient le travail réalisé sans en avoir acquis les droits. Ou alors qu’ils l’utilisent pour créer et exploiter un nouveau produit ou service à partir de celui-ci. Il arrive aussi qu’ils pensent avoir le droit d’utiliser les images comme bon leur semble, sous prétexte qu’ils les ont “trouvées” sur internet ou qu’ils ont notifié quelque part que les images ont été réalisées par autrui. Ces pratiques se sont clairement intensifiées avec l‘arrivée du digital et les innovations technologiques.

Faire comprendre la valeur des savoir-faire de nos métiers aux clients est un travail d’éducation de longue haleine. Actuellement, certaines agences affichent comme avantage concurrentiel le fait d’offrir les fichiers sources, réduisant à néant le combat qui a été mené par nos pairs jusqu’à ce jour.

Il arrive maintenant que des entreprises prennent le contenu créé par l’agence et le balancent dans une IA pour générer des déclinaisons. Cette nouvelle pratique peut être problématique car elle ne respecte pas les droits d’auteurs du créateur.

OP :  De quels moyens disposons-nous aujourd’hui pour protéger nos droits en tant que créateurs ?

AD : Plutôt que de seulement mettre l’accent sur les risques encourus lorsque l’on fait l’impasse dessus, j’aime montrer à mes clients à quel point la propriété intellectuelle est une source de valeur pour leur entreprise. La création se capitalise et se protège au moyen de divers droits de propriété intellectuelle. On retrouve la citation d’Adam Smith au travers des mots d’Andy Warhol: “I’ve got to keep the lights on”, lorsqu’il s’exprime dans le magazine RollingStone. Autrement dit, il faut pouvoir vivre de son art. Mais sans capitalisation possible ou sans ROI, que resterait-il de la création ? Et c’est là que la propriété intellectuelle entre en jeu : elle permet au créatif ou à l’artiste de protéger et ainsi de capitaliser sur ses idées, d’obtenir un retour sur investissement et donc de vivre de son talent et de son art.

Le droit d’auteur est souvent invoqué dans les conflits impliquant l’IA, que ce soit au moment d’entraîner l’IA ou lors de son utilisation par un utilisateur final. Une plainte collective a ainsi été déposée en septembre 2023 aux États-Unis par l’Authors Guild, une organisation chargée de représenter les créateurs, parmi lesquels l’auteur de Games of Thrones, George R. R. Martin. La grève des scénaristes à Hollywood portait également en grande partie sur l’utilisation incontrôlée de l’IA et son impact néfaste sur le travail et la situation des scénaristes. L’un des points de tension était notamment le fait que l’IA ne peut pas bénéficier de droits d’auteur et à quel moment l’utilisation d’une IA dans un scénario où l’humain intervient déprive l’œuvre de tout droit d’auteur. On pourrait en débattre pendant des jours.

Excepté dans certains cas très limités, l’utilisation d’œuvres protégées sans autorisation de l’auteur demeure pour l’instant prohibée. La responsabilité des fournisseurs et des utilisateurs diffère, mais le principe reste le même et les créatifs peuvent clairement faire valoir leurs droits sur ce terrain. Une option que je trouve intéressante dans ton domaine, Orlane, destinée à anticiper une partie du problème auprès de tes clients, est d’inclure une interdiction de modification de l’œuvre, incluant via IA. Cette interdiction a évidemment une portée pratique limitée. Ceci dit, en cas d’utilisation indue, le client ne pourra pas hausser des épaules en disant qu’il ne le savait pas et n’avait pas été prévenu.

AD : Mais en définitive, le fait que la dérivation soit effectuée par une IA signifie-t-il quelque chose de radicalement différent que s’il s’agissait simplement d’une autre agence qui s’approprie ton travail ? En quoi l’IA fait-elle la différence ?

OP : Le manque de solidarité entre les créatifs eux-mêmes est effectivement à déplorer et l’appropriation de contenu malheureusement fréquente. Nous en avons d’ailleurs déjà été victimes plusieurs fois.

De nombreuses agences de communication font également leur promotion en partageant des contenus de créateurs qui ne leur appartiennent pas et qu’elles n’auraient elles-mêmes pas les compétences ni les ressources de créer. Parfois même sans créditer les auteurs de ces contenus.

Pour répondre à ta question, les différences qui me semblent notoires dans l’appropriation du contenu par l’IA sont l’anonymisation et la quantité d’images qu’il est possible de générer. Faire valoir ses droits était déjà complexe avant l’arrivée de l’IA, cela semble maintenant devenu tout bonnement impossible. Même si je sais que ce n’est techniquement pas le cas, j’ai parfois le sentiment d’une zone de non-droit.
L’autre aspect est que lorsqu’un créateur s’appropriait le travail d’un autre créateur, même si le procédé était discutable, cela permettait à un autre être humain de monétiser ce contenu. Lorsque c’est une machine qui s’approprie votre travail, la valeur n’est pas transférée. Elle est tout bonnement perdue.

OP: Si je souhaite utiliser l’IA pour mon propre travail créatif, à quoi dois-je veiller d’un point de vue juridique pour éviter toute violation de la propriété intellectuelle d’autrui ?

AD : Si l’IA mal utilisée est certainement une source de dévalorisation pour le créatif, bien utilisée, elle peut bien entendu également être un outil puissant.

On a beaucoup parlé de droits d’auteur, mais l’écueil dans lequel un output peut mener un utilisateur d’IA inaverti peut inclure la violation d’autres droits de propriété intellectuelle, comme les marques par exemple. Une mauvaise utilisation peut également créer une situation de concurrence déloyale, notamment lorsque le texte ou autres éléments générés et utilisés reprennent la campagne d’un concurrent ou autres éléments protégés.

Ceci dit, l’IA peut tout à fait être incorporée au processus créatif en s’assurant que l’output et le résultat final ne violent aucun droit de propriété intellectuelle. Quelques mesures pratiques peuvent être envisagées.

Une règle impérative à ne pas oublier lors de l’utilisation d’IA est de toujours faire revoir l’output par un humain avant son utilisation. Ceci permettra non seulement de repérer toute violation potentielle de droits de propriété intellectuelle, mais également d’autres erreurs, telles qu’imitations non-intentionnelles de travail de tiers ou déclarations trompeuses. La transparence quant à l’usage d’une IA pour la création de l’œuvre est un autre élément à considérer.

Cominmag : Orlane et Anca comment pensez-vous que le marché du travail créatif va changer à la lumière de l’IA?

AD: Il convient de rappeler que de nombreux commentaires postés sur le compte Instagram de Bigflo & Oli expriment de la déception que la vidéo pilotée par l’IA soit en définitive un moyen pour les artistes de se défiler. Cela soulève un point intéressant, à savoir que nous attendons toujours des artistes qu’ils « souffrent » pour leur travail, qu’il ne devrait pas y avoir de moyen facile de créer. Ceci dit, Bigflo & Oli expliquent qu’ils ont travaillé avec un expert en IA, Neb. Ce dernier souligne dans une interview à Numerama qu’il y a « un immense travail humain derrière ce clip” et qu’“À aucun moment ce ne sont les paroles qui sont promptées. Mon travail, c’est d’imaginer ce qui représenterait les paroles en image. C’est un vrai travail d’imagination et d’écriture ». Ce n’est donc pas aussi simple qu’il n’y paraît.

Certains pourraient imaginer que l’IA rende ce genre de travail créatif plus accessible, qu’il n’est plus l’apanage de ceux qui ont fait une école d’art ou de design. Cependant, l’expérience de Neb met en évidence le fait que, pour obtenir un résultat exploitable, il faut tenir la main de l’IA avec beaucoup d’attention. Et si l’on entend toujours dire qu’il n’est pas possible de protéger par le droit d’auteur une œuvre produite par l’IA, cette affirmation est à nuancer à mesure que l’élément humain prend de plus en plus de place dans la création de l’IA. En effet, où se situe la limite entre les instructions qui doivent être données par un être humain et la production réalisée par l’IA ? Sans ces prompts, il ne peut y avoir de génération.

Pour ma part, je pense que l’avènement de l’IA dans le domaine de l’art et du design pourrait conduire à une segmentation semblable à celle que nous observons dans l’industrie de la mode. Dans ce secteur, nous avons assisté à l’émergence de deux filières : la haute-couture d’une part et la fast-fashion de l’autre. Il se peut qu’à l’avenir, certaines agences ayant un style distinct et une marque exclusive occupent un espace similaire à celui de la haute-couture, tandis que le design piloté par l’IA, plus accessible, pourrait simplement occuper un segment différent, similaire à celui de la fast-fashion.

OP :  L’IA a et aura un impact phénoménal sur le domaine de la création. Elle ouvre un champ des possibles extraordinaire. D’après moi, les créations assistées par l’IA vont se généraliser et se banaliser, on ne s’offusquera plus de savoir si le travail a été réalisé par un humain ou non. C’est d’ailleurs assez ironique que Bigflo & Oli se soient attiré les foudres de leurs fans en créant un peu trop tôt leur clip qui met justement en abîme le fait que tout va trop vite.

Ta vision d’une création à deux vitesses est intéressante, Anca, avec l’ultra-luxe de la création qui resterait humaine et faite main et une création de masse générée par l’IA. Cependant, je ne partage pas cette idée, car malgré la possibilité de générer des contenus en quantités astronomiques, les rendus obtenus avec l’IA peuvent être hyper qualitatifs, et même dépasser les capacités de création humaines.

D’ailleurs, cela me fait penser au fait qu’en 2023, c’est une image générée par intelligence artificielle qui a été primée lors d’un grand concours de photos (Sony World Photography Awards). Le jury ne s’en était pas rendu compte avant la remise du prix (source). Le plus inquiétant ? Ce n’étaient que les prémices de cette technologie et son évolution est ultra-rapide. Il suffit de penser aux personnages à six doigts des premières images générées par l’IA qui paraissent d’un autre temps alors qu’elles n’ont pas deux ans.

Néanmoins, il y a un point qui n’a pas à voir avec l’aspect technique de l’outil et qui reste crucial à mes yeux : l’œil critique. Tout le monde pourra créer du contenu complexe de manière ultrasimple, cependant, tout un chacun est-il capable d’évaluer la qualité du contenu créé et de choisir la bonne image, le bon cadrage, la bonne mise en page ? Pour l’instant, tout laisse à penser que ce n’est pas le cas. Je pressens qu’à l’avenir l’IA, couplée aux données récoltées par le marketing et aux neurosciences cognitives, aura la capacité d’évaluer le niveau de “désirabilité” d’une image auprès de son public cible et ainsi d’orienter le créateur vers l’image susceptible d’être la mieux accueillie et d’avoir le plus d’impact auprès de son audience.

Finalement, tout se jouera au niveau légal, car pour l’instant l’utilisation de ces images comporte encore beaucoup de risques et d’inconnues. Dernièrement, Midjourney a modifié ses conditions générales pour se dédouaner totalement de ce qui est produit avec son service, précisant qu’en cas de conflit avec quelqu’un, le service ne pouvait pas être impliqué. On comprend bien là qu’il est risqué d’utiliser ces images dans une campagne publicitaire. Raison pour laquelle, notre agence a fait le choix de ne pas divulguer ces images publiquement pour l’instant. Nous les utilisons uniquement pour soutenir le processus d’idéation ou pour créer des planches d’inspirations.

Victoria Marchand

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