Tendances

Théorie du drone

Que vient faire un livre sur les drones dans un magazine consacré à la communication ? Si vous vous posez la question, c’est que vous n’avez pas encore lu Théorie du drone de Grégoire Chamayou, mais cela ne saurait tarder.

J’imagine que vous tombez régulièrement dans la presse sur quelques lignes indiquant qu’un important chef terroriste a été tué par un drone. Et j’imagine encore que cette information ne retient pas particulièrement votre attention parce que vous en avez déjà lu beaucoup de ce type. Dans le meilleur des cas, vous vous dites que ces engins commandés à distance font un travail ciblé, chirurgical (pour reprendre l’expression apparue pendant la guerre du Golfe pour désigner les frappes aériennes américaines) et que la guerre a évolué dans le bon sens. Si vous avez bonne conscience (ou, du moins, pas mauvaise conscience) en lisant l’actualité consacrée à la lutte contre le terrorisme, c’est d’abord parce que le drone est un formidable outil de communication de la part de l’État, des états-majors militaires et, accessoirement, des industriels qui les fabriquent.

L’enjeu, c’est de faire croire au grand public qu’une guerre peut être propre et que les drones représentent une forme de progrès dans la façon de la mener. Il convient déjà de noter que cette guerre est asymétrique car, s’il y a bien des combattants d’un côté, l’adversaire, lui, est invisible. Il vole à plusieurs centaines de mètres au-dessus de leurs têtes et frappe sans prévenir. Et surtout il n’est pas humain. C’est une machine pilotée à quelques milliers de kilomètres de là par un opérateur dans un hangar climatisé. Peut-on même parler de guerre dans la mesure où il n’y a pas de déclaration préalable et que les drones violent la souveraineté des États en pénétrant sans autorisation dans leur espace aérien ? Et puis cette guerre est-elle seulement propre ? Certes, elle ne fait pas de morts du côté du pays qui envoie les drones, mais elle risque d’en faire bien plus qu’on ne le dit du côté du pays visé. La plupart du temps, on n’identifie pas le suspect par son physique mais sur la base d’indices concordants. Les images envoyées par les drones sont analysées en termes de comportement déviant par rapport à une norme que les militaires ont fixée.

Cela pose évidemment de graves problèmes éthiques, humanitaires et légaux que les ONG ne manquent pas de relever. Est-on sûr d’abattre un terroriste et non pas un militant ou encore un civil ? Vu d’en haut, tout se ressemble et les frappes de drones sont mortelles dans un rayon de 15 mètres. Dans cette bataille médiatique qui se livre loin des zones de conflit, les lobbyistes du complexe militaro-industriel ne manquent pas d’arguments pour faire progresser leur idéal de guerre automatisée, car le public ne veut plus de morts nationaux. On se souvient du choc provoqué en France il y a quelques années par la mort en Afghanistan d’une dizaine de militaires dans un guet-apens. Les armées ont renoncé aux conscrits et ne sont plus constituées que de professionnels qu’on essaie d’exposer le moins possible. C’est une conséquence des guerres des années 60 (Algérie, Vietnam) qui ont été rejetées massivement par les opinions publiques et ont mis en difficulté les États qui les menaient. Une solution technique à forte concentration de capitaux peut sembler au premier abord plus humaine, mais elle se révèle en fait terriblement inhumaine. Peut-être le drone est-il la réalisation d’un rêve de militaire mais, dans les faits, Grégoire Chamayou nous démontre que le rêve tourne vite au cauchemar.

Jean-François Fournon

Théorie du drone de Grégoire Chamayou est publié aux éditions La fabrique

ENCADRE
Grégoire Chamayou est chercheur en philosophie au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) Cerphi ENS Lyon. Il publie en 2010 Chasses à l’homme qui traite des chasses de l’homme par l’homme à travers l’histoire. Dans son dernier ouvrage paru en 2013, il s’intéresse à une chasse à l’homme d’un type bien particulier, celle des terroristes par des démocraties dans des pays avec lesquels elles ne sont pas en guerre. Les drones dont on commence à parler en Europe font débat depuis plusieurs années aux Etats-Unis, où ils sont utilisés régulièrement, mais aussi en Israël qui a joué un rôle clé dans leur développement. Les problèmes que posent les drones dépassent largement le cadre militaire et ont une dimension politique autant que morale.

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