Swissnex Shanghai : La Chine de l’innovation
Depuis quelques années, la Chine ne cesse d’être au centre des débats lorsqu’on parle de technologies de l’innovation. Promu à la tête de Swissnex Shanghai depuis 2012, après avoir passé plus de dix ans à Boston, Pascal Marmier est un témoin privilégié d’un univers marqué par l’accélération.
Vous êtes venu à Shanghai après avoir travaillé pour Swissnex Boston. Comment avez-vous été amené à lancer votre carrière aux Etats-Unis et quelles ont été vos impressions ?
Ma première surprise a été de voir à quel point le reste du monde était compétitif par rapport à la Suisse où, en tant que jeune juriste, il était encore possible de faire une carrière « unilatérale ». On pouvait encore imaginer trouver un premier job et en ressortir quarante ans plus tard. J’exagère un petit peu, mais je me suis rendu compte que ce genre de trajectoire assez monocolore n’existait pas aux Etats-Unis. Ma carrière a véritablement débuté suite à la rencontre avec Xavier Comtesse, qui avait l’idée de créer une sorte de délégation suisse pour l’innovation et la technologie. Je venais de passer une année dans une faculté de droit américaine, où certaines orientations touchaient déjà à ces questions d’innovation, et c’est comme ça que je me suis embarqué dans l’aventure en 1999, au moment où une grande partie des activités de Swissnex Boston touchaient aux domaines de l’entreprenariat et de l’innovation. Par la suite, je l’ai dirigé, jusqu’à mon départ pour la Chine.
Dans quel esprit êtes-vous arrivé en Chine ? Aviez-vous déjà une connaissance de la situation dans le domaine des innovations technologiques ?
Au début des années 2000, on parlait déjà beaucoup de la Chine aux États-Unis, car, en matière de technologies, tout le monde savait que c’était la prochaine étape, « the next thing ». Ma première ambition en arrivant a été justement de circonscrire et d’évaluer où se situait la recherche de pointe dans les universités. À Boston, on se retrouve facilement dans un café pour parler du dernier business plan ou de telle société biotech. En Chine, il n’y a pas le même type de connexions, presque naturelles, entre les sphères sociales et professionnelles. Il m’a fallu localiser pour ainsi dire physiquement les institutions, les individus et les cercles d’entrepreneurs. J’ai rapidement compris que ces acteurs ont en commun de ne pas considérer l’international comme une priorité. Il existe donc une forte communauté « très locale » qui, même si elle s’inspire de l’international, n’a aucun intérêt à s’ouvrir au monde, car la compétition est déjà extrêmement rude en Chine. De plus, la Chine dispose déjà de son propre écosystème, en particulier par rapport à Internet.Ce sont des particularités, au niveau du langage, des types de restrictions, etc. qui offrent aux acteurs locaux un sérieux avantage compétitif par rapport à l’étranger.
Dans un tel contexte, comment se passe l’intégration des entreprises étrangères ?
Il existe une communauté, principalement composée d’étrangers, qui cherche à adapter certaines conceptions entrepreneuriales dans le contexte chinois. Leur problématique consiste à trouver des solutions pour rendre compatible dans ce pays les business models et les techniques de management développés en Occident. Mais l’enjeu reste entier pour s’attaquer à un marché aussi différent.
Durant ces trois dernières années, la mission de Swissnex a consisté à établir des ponts entre ces deux communautés, de repérer les personnes et les institutions qui connectent. Depuis l’ouverture de nos locaux en 2009, nous voyons se développer progressivement un écosystème original en matière d’entrepreneuriat.
Est-il possible d’évaluer votre influence et votre visibilité auprès de ces communautés ?
Nous agissons à deux niveaux. Le premier interpelle cette communauté entrepreneuriale locale qui profite de l’internationalisation croissante dans le domaine des innovations technologiques. À ce titre, il y a un grand travail de promotion du modèle d’innovation helvétique, en particulier auprès de jeunes start-ups curieuses de voir ce qui se passe en Europe. Par exemple, nous travaillons avec une ou deux sociétés spécialisées dans les technologies financières. Un programme est en train d’être mis en place à Genève pour attirer des sociétés du monde entier et nous pouvons déjà faire une première sélection des entreprises susceptible de proposer un pitch.
Le deuxième niveau de visibilité, plus diplomatique, se situe auprès d’autres instances internationales qui suivent des démarches similaires. Je pense notamment aux pays nordiques, comme le Danemark, la Finlande ou la Norvège, qui sont assez efficaces, ou encore la Grande-Bretagne. Nous avons atteint déjà un certain niveau de reconnaissance grâce au modèle Swissnex mis en place aux États-Unis. Nous travaillons également auprès des sociétés suisses basées en Chine, qui ne sont pas encore présentes en Suisse. De manière générale, nous avons déjà acquis une bonne visibilité ; une grande partie de notre activité consiste à expliquer le potentiel des modèles d’affaire utilisés en Chine auprès des grandes sociétés suisses. À savoir passer d’un modèle plutôt opérationnel à un modèle axé sur l’innovation et le développement de produits. Notre but est de dépasser ce cliché qui colle à la Chine, selon lequel tout repose sur des copie. Il est clair qu’il faut rester prudent, mais il est important d’insister sur les talents qui sont en train d’émerger et qui sont souvent à l’avant-garde d’un univers technologique qui a déjà vu naître des géants aussi importants que dans l’industrie américaine. L’innovation chinoise va rapidement avoir un impact et il est important de prévenir et d’anticiper.
A ce titre, j’ai été surpris de voir le caractère incontournable de certaines plateformes, en particulier WeChat, qui existent pourtant depuis très peu de temps…
Ce pays a parfois tellement de retard, dans certains domaines, qu’une innovation permet de faire des sauts quantiques sans passer par les étapes intermédiaires. Un des aspects spectaculaires de WeChat, c’est le nombre de services accessibles par la même plateforme. Beaucoup de personnes font désormais leurs paiements sans avoir auparavant utilisé un service de paiement en ligne. Du même coup, ça libère un peu les entreprises, les fournisseurs de services et les utilisateurs. Faire son shopping, transférer de l’argent, faire une demande de visa, réserver un billet d’avion, etc. Le taux d’adoption et d’innovation sur WeChat est extrêmement élevé. Cela tient justement au fait qu’il manquait des intermédiaires. C’est un bon exemple du type d’évolution accélérée.
Existe-t-il une spécificité chinoise en termes de production et d’innovation ?
En ce moment, il y a une volonté de généraliser un type d’innovation accélérée, basée sur les mêmes processus opérant dans les secteurs de la production. Pour prendre l’exemple de la recherche de nouveaux modèles pharmaceutiques, des entrepreneurs commencent à tester l’efficacité et à appliquer des modèles qui ont fait leur preuve dans la production de téléphones, d’objets portables ou connectés, etc. Le caractère hyper-connecté entre différentes industries est une des grandes forces du modèle chinois. Dans les chaînes de productions actuelles, il suffit d’un ou deux jours pour trouver les pièces, les compétences ou les connaissances nécessaires pour réaliser un produit. Cette réactivité est propice pour le développement de plateformes d’innovation. On voit de plus en plus d’industries américaines venir avec des incubateurs, des idées, des consultants, etc. La tendance est de se rapprocher le plus possible du modèle de manufacture chinois et non l’inverse. Un mouvement est très clairement en train de s’orienter en direction de la Chine.
La question que tout le monde se pose, c’est la place du gouvernement dans ce genre de projets…
Le rôle du gouvernement intervient à plusieurs étapes. Comme partout, il y a tout d’abord un rôle législatif qui a trait au cadre peu normatif des innovations et c’est probablement le côté que l’on connaît le plus. Le gouvernement a un rôle beaucoup plus important lorsqu’il s’agit de faciliter l’entrepreneuriat et l’innovation dans des domaines choisis. Cela fait partie de leurs fameux plans quinquennaux. Il y a un autre aspect – habituel – touchant à la répartition des financements pour les différents secteurs R&D, les parcs à l’innovation, etc. Il y a un autre rôle, plus diffus, qui passe à travers des messages donnant des lignes très claires.
De la même façon que Deng Xiaping lançait: « Enrichissez-vous », le message actuel est plutôt du type: « Soyez entrepreneur ». Cela signifie que le gouvernement vous donnera les moyens d’aller dans cette direction ; de fait, on trouve beaucoup d’aide pour lancer des start-ups déjà dans les écoles par exemple. Cela peut prendre également la forme de retour sur investissement ou ce genre de choses. On sent un message très fort dans cette direction. Les décisions peuvent être prises très vite. Le premier ministre a fait une visite en début d’année de makers spaces à Shenzhen. Il a été emballé et a immédiatement proposé de mettre en place un concept beaucoup plus large, impliquant également une transformation des systèmes éducatifs. Un autre aspect qui se met en place, c’est l’innovation collaborative entre université et entreprise.
Et l’existence d’un pouvoir central doit également avoir un impact important lorsqu’il s’agit d’appliquer des décisions ?
Absolument. C’est certainement la caractéristique principale de la gouvernance chinoise. Lorsqu’une décision est prise, il y a une cascade rapide d’applications concrètes. On peut le voir dans les universités, par rapport aux contenus des enseignements, ou dans les entreprises qui, par exemple, peuvent très facilement avoir accès à de nouveaux marchés grâce à la rapidité des décisions du gouvernement. Il y a aussi une rapidité d’exécution liée à la manière de faire des affaires, de s’impliquer, d’apprendre… l’ensemble s’effectue dans des cycles très rapides.
Quelle est la politique du gouvernement en matière d’open source ?
Au travers de notre projet Data Canvas, qui visait à regrouper la communauté des fabricants de hardware avec ceux qui développent les softwares, nous avons pu nous apercevoir que le gouvernement chinois commence à s’ouvrir à l’open source et livre de plus en plus d’informations au public.
Une grande partie de notre projet passait par les réseaux sociaux et le streaming live. Ce workshop nous a également montré à quel point les gens aiment tout ce qui touche au design d’interaction ou à la réalité augmentée.
Quels sont les autres projets du même type que vous avez développés récemment ?
Nous avons également un projet à Shenzhen qui se situe plutôt dans le domaine du hardware. Shenzhen est en train de devenir à son échelle une Mecque de tout ce qui touche aux objets connectés. Il y a des supermarchés de quinze étages où l’on peut trouver toutes les pièces qu’il faut pour assembler n’importe quel objet électronique, et beaucoup d’usines qui ont généré un grand intérêt ces dernières années sont installées là-bas. À travers un partenariat avec l’EPFL, notre idée était de lier le niveau de compétences extrêmement abouti des étudiants et cet environnement dominé par des procédures d’exécution extrêmement rapide et concrète. C’est ainsi que nous avons invité une vingtaine d’étudiants dans le domaine des objets connectés, issus de l’EPFL, de l’ECAL et de HEC Lausanne, à venir en Chine pour finir leurs projets de semestre. En les invitant à venir en Chine pendant deux semaines, notre objectif est de leur faire vivre intensément cette Chine innovante. Ils vont devoir chercher leurs pièces, construire, faire un software, tester, faire le design, faire le business case, et ainsi de suite. Ils vont par conséquent être en contact avec des ingénieurs chinois, être confrontés un peu à des manières de voir et de faire différentes. Tout cela dans un temps très limité, mais en profitant des conseils de spécialistes et avec une petite chaine de production à disposition.
Quels sont les enjeux socio-culturels de tels projets ?
Notre principal rôle consiste à trouver des plateformes dans lesquelles la communication se trouve dans une sorte de terrain neutre. C’est assez difficile de travailler ensemble sans quelques biais d’interprétation, et je ne parle pas uniquement de la langue. Il faut trouver des moyens pour adapter les systèmes de communication. Les façons d’aborder les thématiques, les façons même de se présenter, de comprendre : tout est très différent. Le rôle majeur d’une institution comme la nôtre est de trouver les personnes qui peuvent jouer ce rôle d’intermédiaires. Des personnes qui ont un accès à la culture chinoise, et qui sauront décoder les messages, le tempo, la façon d’aborder une discussion ou un meeting, de négocier, de faire avancer des idées suisses dans les réseaux chinois. Inversement, quelqu’un qui est capable d’expliquer aux Chinois la méthode suisse, les temps, les processus de décision, la recherche de solutions…
Nous sommes dans une position où nous devons continuellement trouver un terrain commun. On retrouve cela dans les projets que je viens de décrire, mais aussi dans un projet organisé en partenariat avec le Venture Lab, à travers lequel dix entrepreneurs, sélectionnés sur dossier, passent quelques jours à Pékin et Shanghai dans le but d’accélérer leur croissance du marché chinois. Ce qui signifie évidemment accélérer leur connaissance de la culture d’entreprise chinoise, de faciliter la mise en place de dialogues, d’éviter les malentendus. Il existe parfois un fossé entre les attentes de part et d’autre ; il est nécessaire de mettre en évidence ces différences, de travailler sur des présentations extrêmement simples, de traduire en chinois certains documents, de faire plusieurs meetings pour préciser l’état des discussions. Notre rôle dans ce cas est un peu celui du facilitateur entre deux parties.
Quelles sont les principales observations que vous avez pu faire par rapport à la situation actuelle ?
Nous sommes dans une situation particulièrement privilégiée pour observer une internationalisation qui s’opère dans les deux sens. Dans le domaine des technologies, il y a eu déjà beaucoup de venture capitalists qui, à l’instar de Sequoia avec Ali Baba, sont connus pour l’importance de leurs investissements. Toutefois, il s’agit d’une internationalisation qui ne touche pas encore véritablement le centre, le cœur de cette scène des technologies de l’innovation.
On a bien connu les entreprises qui se sont créées entre les États-Unis et la Suisse : elles montrent la voie de l’avenir. On essaie de reproduire ce modèle en Chine, avec un très fort développement technologique en Suisse et un développement sur les marchés quasi immédiats en Chine. C’est un cas de figure très intéressant, car cela démontre qu’une technologie aboutie peut trouver très vite un marché ici, ce qui n’était peut-être pas le cas auparavant – il y avait toujours un temps de latence. Désormais, il y a un appétit, une connaissance du marché auprès des acteurs locaux et cela ne fait qu’attirer toujours plus de monde. L’autre aspect important, c’est la prise de conscience collective du niveau de compétences de la Chine qui est en train de s’opérer en Europe et aux États-Unis. Tech Crunch est récemment venu faire un événement à Shanghai, mais ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres.
Qu’en est-il des préjugés selon lesquels l’industrie fonctionnerait essentiellement sur la copie ; n’est-ce pas un frein en matière d’innovation ?
En effet, cela n’a pas totalement disparu. Récemment, des entrepreneurs me disaient que lorsqu’un projet de financement innovant était lancé sur Kickstarter, il y avait de fortes chances pour qu’il soit copié en Chine et vendu d’abord sur Toabao.com. Toutefois, tout cela est clairement en train de changer, et pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les sociétés chinoises commencent à miser sur la propriété intellectuelle. Ensuite, pour accéder à un marché à l’étranger, il faut respecter les règlements internationaux. Enfin, il y a véritablement un désir de proposer des projets plus créatifs.
À l’heure actuelle, tout le monde constate que la croissance commence sensiblement à ralentir. Cela engendre de nouveaux modèles d’innovation. Je pense que l’adaptation et l’imitation vont continuer à faire partie du processus d’innovation. Toutefois, je ne serais pas surpris que des plateformes très originales se mettent en place, et qu’elles finissent par être copiées ou imitées ailleurs.
Quels sont les secteurs et les tendances à observer dans les années à venir ?
La Chine saura-t-elle s’adapter aux modèles d’innovation venant de l’étranger – et saura-t-elle exporter les siens ?
Arrivera-t-elle à laisser une place aux étrangers résidents ?
La communauté étrangère en Chine n’est pas en croissance et cela peut être un handicap car dans le domaine de l’innovation, la diversité apporte beaucoup.
Quel est le poids de la question financière ?
Quel va être l’impact des récentes déroutes et de la baisse de la croissance ? Le mécanisme de financement et de refinancement des entreprises, dans la foulée d’Ali Baba, ainsi que celle des marchés publics, va-t-il perdurer ? Le niveau de venture capital a déjà dépassé celui de l’Europe, mais verra-t-on apparaître des business angels ? Toutes ces questions restent ouvertes.
Quelles sont les aspirations des jeunes Chinois ?
Depuis trois ans, j’ai pu remarquer que lorsque nous organisons des événements dans différents endroits du pays, on voit de plus en plus de jeunes diplômés qui viennent avec leur business plan. L’évolution et l’impact de ces nouvelles vocations entrepreneuriales seront déterminants.