« A moyen terme, 70% du marché publicitaire pourrait basculer en ligne »
Professeur agrégé des universités en France, voici trois ans que Patrick-Yves Badillo a obtenu le titre de professeur ordinaire à plein temps en communication, médias et journalisme au Département de sociologie de la Faculté des sciences de la société de l’Université de Genève. Depuis, il s’est appliqué à mettre sur pied le laboratoire de recherche MediaLAB et à développer le Master Journalisme et communication qui bénéficie aussi d’un partenariat avec l’Université de Neuchâtel. De février à mai 2015, ce centre de recherche a lancé une consultation auprès de quelque 600 entreprises suisses afin d’étudier leurs habitudes en communication commerciale. Cette enquête, dont les résultats sont accessibles en ligne, est une photographie unique de la situation de 2015 et permet de dessiner les principales tendances on et offline du marché publicitaire suisse. Cominmag ne pouvait que s’y intéresser et interviewer le responsable de cette recherche.
Professeur Patrick-Yves Badillo, quel était le mandataire de cette étude ?
La régie Publisuisse souhaitait pouvoir disposer de données sur le marché suisse pour appréhender l’évolution des achats média. C’est ainsi que avons notamment exploré quatre pistes : la tendance numérique sur le choix des acteurs ; l’impact de l’accès de la publicité sur les sites de la SSR sur l’écosystème médiatique ; les éventuelles conséquences d’une suppression des fenêtres publicitaires étrangères, et celles d’une interdiction de la publicité sur les chaînes de télévision publiques.
Cette étude a été menée de février à mai : avait-elle un lien avec la votation du 14 juin sur la LRTV ?
Le lien existe mais de façon très indirecte. En tant qu’acteur du marché, Publisuisse a besoin de comprendre les modèles à venir. Jusqu’à présent le poids d’Internet sur le marché publicitaire était de 13%. Notre enquête indique une potentialité de moyen-long terme et non une prévision : elle montre que le numérique pourrait arriver à engloutir jusqu’à 70% des investissements (25% sur les réseaux sociaux et le mobile, 17% le display, 15% les moteurs de recherche et 13% le e-mailing). Un basculement partiel est déjà en cours : il aura des incidences considérables sur tous les médias.
Sur les 600 entreprises sollicitées pour cette enquête, combien ont répondu ?
196, soit un pourcentage de réponses de 33%. On peut dès lors parler de représentativité significative. Toutes les régions du pays ont été ciblées. Les réponses proviennent à 25,8 % de l’arc lémanique, 25,8 % de l’Espace-Mitteland, 12,9% de la région de Zürich, 12,9 % du Nord-Ouest de la Suisse, 8% de Suisse centrale et 3,2% de Suisse orientale ; il n’y a eu aucune réponse du Tessin.
Vous relevez l’intérêt des recherches académiques pour la demande publicitaire, qui est étroitement liée à l’évolution du PIB. Jusqu’en 2008, ces deux mesures évoluaient parallèlement ; or, depuis, leurs courbes sont inversement proportionnelles. A quoi attribuez-vous ce phénomène ? Les marques auraient-elles enfin compris qu’il est vital de communiquer durant les crises économiques ?
Albert & Reid (2001) ont montré le lien existant entre croissance du produit intérieur brut (PIB) et investissement publicitaire. Nayaradou et Villemeur (2003) distinguent les investissements médias de ceux hors médias et observent le caractère pro-cyclique des premiers et anticyclique des seconds. Ces deux chercheurs soutiennent que les variations du PIB sont un élément d’explication des différents niveaux quantitatifs et qualitatifs de la publicité, et démontrent l’existence d’un tel lien par la corrélation entre le taux d’investissement publicitaire et les variations annuelles du PIB, dans plusieurs pays, sur la période 1991-2000. Leurs travaux mettent notamment en évidence l’existence d’une corrélation « moyenne mais significative » entre le taux d’investissement publicitaire médias et la croissance économique, alors que cette corrélation est « faible et peu significative » en ce qui concerne le hors médias.
L’éclatement de la bulle Internet, en 2000, va entraîner une chute des investissements publicitaires et par conséquence des budgets de fonctionnement des groupes et entreprises médiatiques. Pour sa part, Amez-Droz (2013) a mis en exergue dans sa thèse les conséquences de la crise financière de 2009 sur la demande publicitaire en Suisse. Donc, oui les travaux académiques portant sur la demande publicitaire permettent non seulement de comprendre la corrélation entre la demande publicitaire et la croissance à travers des indicateurs tels que le PIB, mais des travaux récents (Badillo, Bourgeois, Amez-Droz, Kempeneers, 2015) montrent que de nouveaux impacts sur la demande publicitaire en Suisse sont liés à la mutation numérique qui, elle-même, a généré une croissance spécifique, celle des entreprises de biens et services à haute valeur ajoutée technologique, pour la plupart représentée au sein du NASDAQ. Des marques technologiques telles que Google, qui vient de réaliser un phénoménal effet d’annonce avec le lancement d’Alphabet, parviennent à générer de nouvelles croissances par une communication en constante réinvention et, surtout, anticipatrices des attentes du marché. Cette dynamique est aussi le reflet de la pression qu’exerce le marché (actionnaires, investisseurs) sur les marques numériques. Cependant, cette pression est sans doute leur talon d’Achille. Il faut en effet sans cesse innover, ce qui nécessite des moyens mais aussi une créativité constante. Les marques qui sont susceptibles de répondre à cette pression sont soit des « moguls » de la taille de Google, soit des start-ups, ces dernières pouvant d’ailleurs très bien stimuler les premières.
Près de trois quarts des entreprises ayant répondu estiment que leurs dépenses publicitaires resteront inchangées ou seront en hausse sur la période 2015-16. Depuis l’abolition du taux plancher, les agences de publicité ne parlent que de budgets bloqués. Qu’en est-il ?
Cette question a été posée à deux reprises dans notre enquête : d’une part à propos de l’année 2013-2014 déjà écoulée, et d’autre part, pour la période 2015-2016. Dans les deux cas nous obtenons le résultat que vous indiquez : près de 75% des interviewés considèrent que leurs investissements resteront inchangés (~50 %) ou seront en hausse ou en légère hausse. Le fait que les questions aient été posées à deux reprises permet de considérer le résultat comme probant.
Comment interpréter l’écart entre la perception de budgets bloqués que vous évoquez et les résultats de l’enquête ?
La vérité doit être très proche de dépenses « inchangées », ce qui traduit en fait l’idée d’un budget « bloqué ». Mais l’idée de budget bloqué doit aussi traduire une certaine substitution en faveur du numérique, qui à la fois empiète sur le budget publicitaire, mais donne aussi de nouvelles ouvertures. Derrière diverses inquiétudes apparaît la réalité d’un secteur qui préserve l’essentiel, mais qui devra être créatif à l’avenir.
L’analyse du choix des supports online privilégiés par ces annonceurs donne le classement suivant : Facebook (68%), le display (51%), les moteurs de recherche (48%), le e-marketing (44%), la vidéo (39%), le mobile (27%), l’affiliation (22%), etc. La place du mobile surprend….
La somme des pourcentages que vous donnez dépasse les 100% puisque les répondants pouvaient proposer plusieurs réponses. Un sondé peut avoir répondu Facebook, mais Facebook est largement accessible via les mobiles. Cette enquête était une première pour la Suisse. Medialab aimerait donner des points de repère au moins une fois par an sur ce marché. Le résultat fort de notre étude est de mettre en lumière que 70% du marché de la publicité pourraient devenir en ligne, et seulement 30% offline… En d’autres termes, on cherchait surtout à discriminer le numérique et le non numérique.
A votre question « Si vous deviez établir un media mix indépendamment des préférences du client », on constate que Google (52%) devance Facebook (51%). Quelle est votre explication ?
En effet, dans le domaine de la publicité en ligne les moteurs de recherche (52%) et Facebook (51%) apparaissent en tête. Il est à noter que le display obtient également un score important (40%). Google et les moteurs de recherche, ainsi que le display, sont des vecteurs forts de la publicité digitale qui se renouvelle, et qu’ils ont encore un potentiel important, tandis que Facebook et les médias sociaux viennent se superposer sans pour autant éliminer ou supplanter Google.
Il est surprenant de constater que les entreprises ayant participé à cette étude considèrent que le web a permis d’accroître les combinaisons intermédias (50%) alors que seuls 13% estiment qu’il a fait baisser les prix. L’idée de la gratuité du web est mise à mal !
La gratuité existe en apparence, mais c’est un mirage! Je dirais plutôt que le numérique permet un accès direct, parfois instantané et presque toujours avec une intermédiation minimale, voire nulle. La palette de l’offre et des canaux s’est considérablement étendue.
Mais les coûts et les investissements sont toujours très importants ! Cela peut être sous la forme de temps de travail, de la sous-traitance, mais ce n’est jamais gratuit.
L’augmentation des offres numériques semble avoir principalement profité aux acteurs du web au détriment des annonceurs et des entreprises médiatiques. La fascination du web laisse place à la réalité : annoncer online implique de gros moyens financiers et techniques.
Votre question me fait penser au paradoxe de Solow. En 1987 le Prix Nobel d’économie Robert Solow énonçait dans un journal américain cette phrase devenue célèbre : « On voit des ordinateurs partout sauf dans les statistiques de la productivité ». Il voulait dire par là que les entreprises investissaient énormément dans l’informatique mais que la productivité était loin de progresser simultanément. Depuis, il a été démontré que les entreprises devaient absorber les changements organisationnels impulsés par les nouvelles technologies pour ensuite en bénéficier de façon indiscutable. Dans le domaine qui nous intéresse, le numérique, il me semble que la situation est identique. Les investissements initiaux sont élevés, les retombées ne sont pas immédiates, mais le numérique impose un nouveau modèle incontournable, dont Google est un exemple indiscutable quant à sa capacité d’innovation, sa productivité et sa rentabilité. Il est donc vrai que ce sont les acteurs les plus performants en technologies de l’information qui sont susceptibles de bénéficier de ces nouvelles technologies. Les acteurs plus traditionnels doivent faire des efforts très importants pour s’adapter, et rester compétitifs.
On a toujours décrit le marché publicitaire numérique suisse comme étant cher, car il est constitué de quelques grands acteurs et d’une myriade de petits sites. Il est intéressant de constater qu’à la question 29, vos interviewés estiment qu’une augmentation de l’offre publicitaire online servirait principalement à accroître le Big Data. Or, ces derniers jugent l’influence de Google comme positive, voire neutre.
Cela est cohérent : Google est probablement le principal acteur développant des applications et algorithmes autour du Big Data et du « machine learning ».
Passons du côté des médias offline. Parmi les médias dits traditionnels, les entreprises ayant répondu placent en première place la télévision (public, privé et fenêtres). L’affichage (classique + DOOH) dépasse également la presse écrite. En fonction des résultats obtenus, peut-on anticiper l’évolution de l’écart entre ces médias ?
Les chiffres de 2013 sont les suivants :
⋅ le total des recettes publicitaires est de l’ordre de 4,8 milliards de francs,
⋅ l’ensemble de la presse dépasse légèrement les 1,6 milliard de francs (34%),
⋅ la télévision approche 750 millions de francs (15%) et la publicité extérieure 565 millions de francs (12%).
La structure tendancielle, telle qu’elle ressort de l’enquête, indique que les quatre supports traditionnels que sont la presse, la presse magazine, la télévision et l’affichage se partageraient presque à égalité les 30% du marché (sachant que 70% deviendraient du ressort des supports numériques au sens large).
Ainsi, l’ensemble de la presse ne représenterait plus que 15 % du nouveau marché, la télévision 8% et l’affichage 7%. La presse serait donc le plus grand perdant, mais c’est l’ensemble des médias traditionnels qui devraient régresser considérablement, d’où les enjeux extrêmement importants autour des nouveaux supports numériques. Pour les acteurs actuels, soit ils pourront conquérir ces nouveaux supports numériques et garder des positions fortes, soit ils subiront l’arrivée de nouveaux acteurs, et ils se retrouveront en grande difficulté.
Pour ce qui est de la répartition entre les acteurs traditionnels, en résumé, en agrégeant presse et presse magazine, la presse devrait rester largement devant la télévision, même si la presse verra sa part être plus que divisée par deux.
L’attrait pour les fenêtres publicitaires s’explique clairement par la tarification (77%), puisque les annonceurs reconnaissent que les audiences n’y sont pas ou peu certifiées et répertoriées (31%).
En effet, au vu de l’enquête, la motivation première des annonceurs est véritablement la tarification avantageuse, qui leur permet d’insérer leurs publicités dans des fenêtres publicitaires étrangères.
La disparition des fenêtres ne serait pas profitable à la presse mais au web. Cela va à l’encontre de tout le discours entendu pendant la campagne du 14 juin.
L’exemple français de la suppression de la publicité sur la télévision publique pour les programmes de soirée a montré que la réallocation de ressources publicitaires, lorsque l’on supprime l’accès à un canal de diffusion de façon réglementaire, est complexe.
Notre étude indique de façon claire les éléments suivants, en cas de suppression des fenêtres publicitaires :
⋅ le volume global de dépenses publicitaires resterait inchangé,
⋅ les gagnants seraient : d’abord la télévision publique (mais aussi potentiellement les télévisions locales), Internet, et enfin la presse pour une partie, semble-t-il, nettement plus faible.
Donc, effectivement, une suppression des fenêtres publicitaires étrangères ne bénéficierait pas de façon très significative à la presse.
Autre sujet mis en avant par les opposants à la télévision de service public : sa taille. Vous êtes l’un des rares à avoir mis en avant le faible taux de concentration de la SSR.
Il est aujourd’hui parfaitement admis que l’économie de marché et la libre concurrence permettent une stimulation des acteurs souvent positive. J’adhère à cette approche libérale. Pour autant, la concentration de la télévision en Suisse doit être évaluée avec rigueur. Or, à l’aide de la méthodologie définie en liaison avec le Prof. Eli Noam de Columbia University, l’un des meilleurs experts mondiaux de la question de la concentration au niveau mondial, nous avons montré que la Suisse est caractérisée dans le secteur de la télévision par une concentration qui est très faible.
En la matière, il est important pour le débat démocratique d’affirmer des arguments qui soient mesurables de façon « objective », et le lecteur trouvera à travers les articles cités la démonstration de ce fait : la concentration de la télévision en Suisse est faible.
L’explication de cette situation est aisée : la télévision suisse publique (SSR) recueille seulement environ le tiers des audiences, car elle est fortement concurrencée par des signaux de télévisions étrangères (nous prenons en compte l’ensemble des audiences de la télévision en intégrant le câble et le pay-per-view). En d’autres termes, le risque d’une situation de monopole dans laquelle le téléspectateur n’aurait aucun choix est totalement exclu. Si la télévision publique suisse proposait des programmes de médiocre qualité, nul doute que son audience deviendrait très faible car elle n’a pas un pouvoir de monopole.
L’ouverture du marché médiatique n’est nullement contestée par les interviewés ; encore mieux, 73% d’entre-eux estiment que ce marché ne doit pas être protégé. En tant qu’expert des médias ,pensez-vous que cette attitude va permettre aux médias suisses de subsister dans un environnement qui a commencé à se concentrer ?
Le modèle suisse des médias a bien fonctionné jusqu’au début du XXIe siècle. L’équilibre, notamment, entre la presse et la télévision, est resté satisfaisant jusqu’à une période récente, la presse étant alors relativement puissante et diversifiée, et la télévision offrant des programmes appréciés. C’est probablement la raison pour laquelle les interviewés considèrent, implicitement, la situation actuelle comme étant satisfaisante et donc n’impliquant pas d’intervention particulière. À notre sens, dans le contexte de l’essor de ce que l’on appelle désormais les GAFA (Google Apple Facebook Amazon), la question doit être réétudiée avec finesse : il convient de définir les règles pour avoir un marché ouvert, avec de la concurrence, mais aussi pour garder une information de qualité, répondant aux besoins de la Suisse.
En analysant les résultats de cette étude, quelles conclusions avez-vous tirées ?
Précisément, l’une des conclusions de cette étude est de montrer la force potentielle du basculement numérique de la publicité. Des ressources substantielles, de l’ordre de 5 milliards de francs, risquent d’être réaffectées de façon ample et brutale. Dans ce cas, c’est l’ensemble du financement des médias suisses qui sera en cause. La question ne sera plus de savoir ce qui revient à la télévision publique ou aux éditeurs privés, mais de se demander la part que prendront les géants du numérique. Derrière cette question se cache aussi la préservation du modèle suisse, de sa démocratie directe et de son multilinguisme. L’enjeu mériterait un consensus national fondé sur des solutions de synergie entre les acteurs. Ces solutions peuvent exister si le basculement numérique se fait au profit, au moins en grande partie, des acteurs suisses. La question d’un basculement rapide se pose avec acuité : au moment même où les présentes lignes sont écrites, les médias américains souffrent fortement à la bourse de Wall Street. Le Monde du 9 août 2015 a publié un article intitulé « l’Internet mange la télévision », qui évoque les investisseurs qui fuient les groupes de télévision dont l’audience s’effrite à cause de la concurrence d’Internet. Toujours selon cet article, derrière cette évolution, se profile aussi l’essor des vidéos en ligne qui « mangeront » le marché publicitaire. Pour ce qui concerne la Suisse, quid alors du financement de l’ensemble des médias suisses ? À notre sens, comme je l’ai évoqué précédemment, seule une régulation finement réglée est susceptible de préserver l’essentiel pour les médias suisses, afin que leur financement soit assuré.
* Le prof. Badillo remercie les co-auteurs de l’étude (voir P.-Y. Badillo, D. Bourgeois, P. Amez-Droz, P. Kempeneers, Le basculement numérique du marché publicitaire suisse, en ligne sur le site www.medialab.ch )