#CHRONIQUE : Interview de Martin Gysler avant son Swiss Tech Talk
Invité aux Swiss Tech Talk de 17 mars 2020, l’entrepreneur Martin Gysler a été interviewé par Laurent Favre de ecarlatech avant sa conférence « La digitalisation, le modèle d’affaires et son exécution, une histoire de culture »
En quoi la transformation digitale a profondément changé la vie au travail ?
La diffusion massive de nouveaux outils de travail, en particulier les smartphones et les tablettes, et les nombreuses applications professionnelles qui leur sont associées. Ces nouveaux dispositifs soulèvent d’énormes questions sur l’apprentissage, l’acquisition et la reconnaissance de nouvelles compétences, mais aussi sur la réglementation de leur utilisation, ce qui est souvent ignoré ou tout simplement occulté. Conséquences de ces nouveaux outils, l’organisation et la structuration des échanges via les réseaux sociaux, à l’intérieur de l’entreprise mais aussi avec ses clients, tendent à se généraliser en complément voire en substitution des outils traditionnels, messagerie notamment. Si ces outils sont porteurs d’une amélioration sensible de l’efficacité du travail, ils peuvent aussi parfois conduire à une surcharge informationnelle et communicationnelle qui peut être contreproductive. Un autre constat qui me semble clair: les salariés oublient parfois de favoriser un échange plus personnel, ce qui peut entraîner une certaine distance entre eux, avec tous les inconvénients que cela comporte dans la vie de tous les jours.
Quelles sont vos priorités quand vous collaborez avec une entreprise ?
Elles sont d’abord et avant tout humaines. Je reste convaincu qu’une entreprise peut poursuivre tous les objectifs qu’elle souhaite atteindre par tous les moyens possibles. Tant qu’ils seront basés sur les motivations I et II (extrinsèques), il n’y aura pas d’engagement – motivation III, intrinsèque – à moyen et long terme. Les changements ne peuvent devenir effectifs que si la gouvernance est consciente de cette réalité et est prête à s’engager.
Y a-t-il vraiment moyen de limiter les bullshits jobs (job à la con) et les brown-out (salariés qui se sentent inutiles) sans nuire à la productivité de postes découpés pour une performance optimale avec tout un processus de validation ?
Nous pourrions plutôt nous poser la question suivante: dans quelle mesure l’AI pourrait-elle remplacer les emplois inutiles et que ferons-nous des centaines de millions de personnes qui n’en vivront plus? Pour les personnes qui se sentent inutiles, elles ignorent souvent pourquoi elles font ce qu’elles font : c’est alors l’entreprise qui a un rôle à jouer. Et quand elles se sentent au mauvais endroit, à elles de savoir pourquoi elles restent. L’organisation et les validations sont pour la plupart des vestiges du taylorisme, qui semble avoir de beaux jours devant lui. Peut-être qu’un changement radical de l’organisation, qui responsabilise plus les salarié-e-s en leur donnant plus de compétences aurait sa place aujourd’hui dans la plupart des entreprises.
L’épanouissement professionnel est-il encore compatible dans les entreprises où l’informatique est omniprésente ?
Je vois le problème davantage dans la façon dont les gens interagissent entre eux que dans la façon dont les machines, qui effectuent généralement des tâches très peu intelligentes, interagissent entre elles. La machine peut être considérée comme un avantage ou une limitation. Cette limitation est souvent ressentie par les personnes qui ont du mal à s’adapter parce qu’elles craignent (d’une certaine manière justifiée) que la machine ne leur enlève un jour leur travail, ou parce qu’elles se sentent sous contrôle. Il y a certainement d’autres arguments, ce qui ne m’empêche nullement de croire que l’épanouissement est en quelque sorte lié à ce que nous faisons de la machine et à la façon dont nous nous traitons entre nous.
Certaines entreprises engagent des Happy Chief Officer, ces personnes n’ont-elles pas le risque de répandre un bonheur factice dont les employés vont vite se lasser ? N’est-ce pas finalement un bullshit job par excellence ?
C’est un titre qui est le plus souvent usurpé, car le rôle est souvent mal interprété ou mal exécuté. S’il ne faisait que remplacer le titre HR – qui assimile les personnes aux ressources – il serait déjà un grand succès… À condition, bien sûr, que l’attitude change également. En y regardant de plus près, la plupart des départements des ressources humaines, qui sont censés veiller au bien-être des employés, sont devenus des « vulgaires » départements – souvent sans aucun pouvoir de décision – qui sont chargés de remplir des contrats, des fiches de salaire, des décomptes de vacances ou des tâches similaires sans grande valeur ajoutée pour les employés. Je crois qu’un HCO qui a les moyens de ses ambitions et qui est soutenu par la gouvernance peut avoir sa place dans une entreprise. Il existe d’ailleurs quelques exemples qui le prouvent, si besoin en était.
Selon la conférencière française Julia de Funès, «Le bonheur en entreprise est une absurdité», on imagine que vous ne partagez pas cet avis…
Chacun peut avoir une opinion différente sur ses attentes dans l’entreprise. Après tout, ce sont les employés qui ont le dernier mot, avec ou sans leur engagement, qui expriment leur opinion sur la situation dans leur travail quotidien. Quand je regarde les chiffres : en moyenne, seulement une personne sur neuf est vraiment engagée dans l’entreprises, alors je pense que nous devrions peut-être changer quelque chose à l’avenir. Mais il y a un long chemin à parcourir entre en parler et le faire.