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Conte d'image et de mort

Chardon_Elisabeth.gif«J’ai voulu une dernière fois être dans la même image que toi». C’est un fils qui dit cela à son père, en voix off. Sur l’image, on le voit caresser une dernière fois le corps, le visage de celui qui est mort, puis le contourner pour aller s’asseoir derrière lui. Ou plutôt au deuxième plan, puisqu’il s’agit ici de faire image. Le fils est un faiseur d’images. Un cinéaste. Claudio Pazienza a l’habitude de faire des documentaires en demandant à ses proches et surtout à ses parents, émigrés d’Italie en Belgique avec lui bébé au début des années 60 de se prêter à de petites scènes pour illustrer ses documentaires. Apparemment farfelues parfois, ces scènes permettent à la fois d’habiter, de donner de la chaleur humaine et d’offrir un précieux décalage à des scénarios qui pourraient au départ ressembler à une analyse économique, sociologique ou politique. Cette image du père et du fils fait d’ailleurs écho de façon très émouvante à une autre, dans un film de l’an 2000, « Esprit de bière », film de commande sur la boisson très belge, devenu réflexion sur la transformation des hommes au contact d’autrui. Le dernier plan montrait le fils chuchoter quelque chose à son père et n’obtenir de lui qu’un silence.

D’ailleurs, cette fois encore, Claudio Pazienza avait-t-il dans ses premières intentions, envie de se poser une question essentielle pour un cinéaste considéré comme documentariste, et pourtant la question du réel. Pour cela, il pensait bâtir un récit autour de la chasse au sanglier. Quelque soit la portée philosophique de ses films, ils peuvent en effet toujours simplement se raconter. Et dans ses projets aussi, il y avait l’idée de demander à son père de lui parler de la mort. De sa mort. Pour obtenir de lui des mots pudiques et simples sur l’essentiel. Et puis voilà que ce père meurt vraiment. Que la question du réel se pose autrement. Et l’orphelin se sert du film pour apprendre à se passer du père et de sa parole. Le film devient un travail de deuil et toutes les questions sur le réel et les images se cristallisent autour de cette perte. Se cristallisent sur le plus intime pour mieux révéler l’universel.

Cette «ultima cena» entre le père et le fils, avec tout ce qu’elle évoque de partage, devient centrale dans un film qui s’appelle tout de même «Scènes de chasse au sanglier». Une chasse qui se fait aussi avec cet appareil étrangement révélateur qu’est le fusil chronophotographique d’Etienne-Jules Maret (1882). Une sorte de caméra qui permet de «tirer» douze clichés de façon très rapprochée et de décomposer ainsi le mouvement d’un oiseau en vol ou d’un homme en course.

Les images qui tuent, les images qui apprennent la mort, qui trop souvent la banalisent sans l’apprivoiser.  Les images qui se fabriquent aussi: il y a dans le film de Pazienza une scène de chasse où les sangliers sont des images d’animation, silhouette de corde blanche fuyant dans le paysage. L’un d’eux est tué. Tué par l’image, qui devient elle-même la réalité, et tué comme image, le coup de couteau de la mise à mort défaisant la silhouette, et le cinéaste rembobinant la ficelle, pour peut-être envisager d’autres images.

Scènes de chasse au sanglier a reçu le Prix SSR SRG Idée suisse au festival Visions du réel à Nyon. Quand il passera à la télévision, ou dans un cinéma de votre ville, ne le manquez pour rien au monde. Comme de nombreux spectateurs à Nyon, vous aurez envie de dire merci à Claudio Pazienza. Parce qu’il nous parle de nos images, de nos morts, advenus et à venir.

elisabeth@cominmag.ch

Journaliste culturel, responsable de Sortir le guide culturel du Temps.

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