Clément Charles : « La réalité des médias de l’avenir sera celle que chacun se tressera »
Clément Charles est l’une figure des médias en Suisse romande. Fondateur de l’agence de contenus All The Content, ancien journaliste et présentateur d’émissions de radio, il a assisté aux nombreux changements de l’industrie ces deux dernières décennies et possède un regard d’expert avisé et précis. Repreneur de L’Ajoie en décembre dernier par l’intermédiaire de la société d’édition cross-médias Verticalizer, ce Genevois de 40 ans nous raconte sa vision du monde médiatique et revient sur ses objectifs à la tête de l’ultra-local jurassien.
Cominmag : Le contexte de la presse et des médias ces dernières années a subi de nombreux bouleversements. Où cela va-t-il nous mener ?
Clément Charles : La période de mouvement intense que nous vivons suit une période de stabilité étrange. Comme le disait Warren Buffett déjà en 2007 en parlant des 30 dernières années,« même avec un produit mauvais ou des dirigeants ineptes, aucun journal en situation de monopole dans sa ville ne pouvait éviter des profits débordants. » C’est exactement cela qui vient de se terminer. Nous vivons maintenant l’un des nombreux bouleversements de l’industrie du contenu, qui arrivent de manière cyclique tous les 30 à 40 ans. Il faut compter avec des modifications technologiques, mais aussi sociologiques, notamment la fragmentation des audiences. Ces dernières ont des attentes croissantes vis-à-vis de l’industrie des médias. Il ne faut jamais oublier que l’offre de médias dépend de la demande, du public qui la consomme… les gens ont le monde des médias qu’ils méritent, car l’audience décide des succès comme des échecs.
La Suisse, respectivement la région romande, est-elle dans une situation différente ?
La situation en Suisse romande était encore plus exceptionnelle, notamment au vu du nombre de titres de presse très élevés par habitant. Pour la presse, nous sommes en train de revenir à une conjoncture normale. Auparavant, la concurrence entre médias n’existait qu’à l’intérieur de chaque industrie et chaque territoire. Aujourd’hui, les barrières à l’entrée ont disparu, la concurrence se fait donc entre les différents types de médias, et transfrontalière. Dans cette situation, il est difficile de garder sa position historique. En plus de la concurrence des nouveaux entrants du numérique, on voit bien que tous les acteurs traditionnels tendent – à raison – vers la diversification, augmentant encore la concurrence : les radios font de la vidéo, les journaux produisent des contenus audiovisuels audio et les chaînes de télévision produisent des services en ligne avec du texte et l’image.
Faut-il s’inquiéter de ces bouleversements que connaissent les médias ?
En tant que citoyen, je ne m’inquiète pas. Bien sûr que l’évolution des modèles économiques fait peur, mais dans la réalité des faits, il y a toujours eu de la place pour ce qui est demandé. Tant qu’un intérêt pour des médias de valeur existe, il y aura une industrie pour le fournir. L’erreur est de penser que l’on va passer d’une stabilité à une autre. Le changement est la seule vérité. La nouveauté fait peur dans une situation de monopole historique, désormais injustifiée. Les gens ont réellement le choix maintenant. Cela effraie, et n’a pas fini de faire des dégâts. Mais tous les médias ne souffrent pas de la même manière. Il faut avoir la capacité de se poser les bonnes questions. Le fait « d’être et d’avoir été » n’est pas une justification d’existence future, ce n’est pas un argument pour survivre. Un journal comme The Economist l’a bien compris en capitalisant sur sa marque forte pour créer toute une série de services à valeur ajoutée depuis plus de dix ans sur tous les canaux, alors qu’il est également une référence en termes d’informations et de journalisme.
Les médias de demain seront-ils les mêmes acteurs qu’aujourd’hui ?
Je dirais plutôt non. Les acteurs à succès existants peuvent adopter deux attitudes à choix : soit se remettre en question et chercher du côté des audiences les solutions à mettre en place pour les servir ; ou se lamenter sur leur sort et demander de l’aide. En Suisse, plusieurs grandes sociétés ont tendance à choisir la deuxième option, et donc à se mettre sur la voie de l’échec. Pourtant, elles ont des avantages concurrentiels forts, qu’il s’agisse de leur marque ou des talents qu’elles possèdent à l’interne. A côté de cela, on voit une nouvelle économie se développer. Il y a des professionnels de l’ancien monde qui en deviennent acteurs, comme Sept.info, Bon Pour la Tête ou Meteor, ainsi que de nouveaux acteurs qui débarquent. Leur existence est un succès en soi. Il y aussi de nouveaux arrivants qui bénéficient de l’absence de barrières à l’entrée. Monter une télévision sans concession ou un journal sans papier devient possible, rapide et simple. Une fois que le monopole artificiel de la location d’un segment de l’audience aura disparu, seules les excellentes entreprises survivront. Mais pour l’instant, nous vivons encore un effet d’inertie qui profite aux acteurs historiques. Bien qu’ils aient moins l’air en difficulté, leur préparation à l’avenir paraît assez faible, alors qu’un nouvel acteur n’aura d’autres choix que d’embrasser le changement dès sa création.
La production de contenus originaux est-elle la clé ?
Complétement ! D’ici une dizaine d’année, on se posera la question de pourquoi passer par le médias tels qu’on le connait, dans leur fonction d’agrégation. J’imagine en 2030 une économie où les individus paieront directement les producteurs de contenus, et les agrégateurs de contenus de tiers se feront très rares. Nous arrivons à une situation où les créateurs peuvent accéder directement aux moyens de monétiser leur audience avec, en parallèle, un public qui a des besoins toujours plus spécifiques. La réalité des médias de l’avenir sera celle d’une offre que chacun se tressera, de manière individuelle et personnelle, dans une traduction médiatique du concept de « long tail » qui bouleverse le commerce de détail. Dans ce contexte, où chacun « compose » son média unique à partir de différentes sources, les intermédiaires – les médias – sont amenés à disparaître en grande partie.
Quelles implications économiques à cela ?
Ces dernières années, le cœur du revenu des producteurs de contenus était indirect. L’avenir est de revenir au revenu direct. De tous temps, la production a été financée par ceux qui la consomment.
Voisines des médias, les industries globales qui génèrent le plus de revenu – le cinéma ou les jeux-vidéos – s’appuient sur de solides revenus directs… Nous vivons la fin d’une parenthèse, qui a commencé avec la première crise du pétrole, et a atteint le sommet du journalisme de combat avec le Watergate et les Pentagon Papers, et qui a rapporté des bénéfices sans commune mesure. Si la location d’audience à des tiers est amenée à disparaître comme modèle d’affaire principal, ce n’est pas le cas du journalisme ni de la production professionnelle d’information et de divertissement. Le professionnel du contenu sait créer une valeur ajoutée réelle, il sait être curieux et donner du sens au monde. C’est précisément ce que l’audience recherche, et elle a désormais les moyens d’aller le chercher par elle-même et de récompenser les meilleurs producteurs en direct.
La publicité telle qu’on la connaît pourrait-elle disparaître ?
Pour les éditeurs actuels, il est difficile de se passer des annonceurs. Le profit incroyable que la pub classique génère ne sera pas trouvé ailleurs. Mais les annonceurs aussi se trouvent face à de nouvelles opportunités. Que faire, devenir son propre média et s’adapter au nouveau monde ou continuer comme on l’a toujours fait ? Prenons Red Bull : c’est un bon exemple de comment utiliser l’écosystème actuel à son profit. Après avoir pensé aux communautés que la marque souhaitait atteindre en soutenant des évènements existants, elle a su produire du contenu à valeur ajoutée pour et autour d’elles, puis l’a distribué gratuitement aux médias qui ont tout diffusé gratuitement, car le contenu était bon. Jusqu’à ce qu’aujourd’hui, Red Bull organise ses propres canaux de diffusion et crée même ses propres disciplines sportives, alors que la marque existait à peine il y a 25 ans. Ils ont bien résolu le double problème posé par ces bouleversements dans l’industrie, à savoir que la location de l’audience n’est plus une obligation puisqu’on peut lui parler en direct, et qu’il faut faire des choses différentes, avec une vraie valeur ajoutée – afin de se démarquer et de vraiment capter l’attention des publics.
Le marketing de contenu est-il une solution ?
A long terme, je ne le pense pas. C’est une solution intermédiaire un peu « salissante », qui trahit une partie des fondements du journalisme et abime la crédibilité d’un média. Elle ne fonctionne vraiment que si les gens ne savent, ou ne comprennent pas, qu’il s’agit de publicité. Il est difficile d’imaginer l’avenir du financement sans relation directe entre producteur et consommateur, ce qui élimine d’office toute forme de « rédactionnel acheté ». En effet, dans notre vision, une grande partie des producteurs vont s’affranchir de la pub à l’avenir. Elle ne pourra subsister que dans des offres de très basse qualité, financée uniquement par la pub, ou au travers de médias de content marketing direct, c’est-à-dire des canaux de promotions propres aux marques, mais qui, là encore, devront être bons et intéressants pour fonctionner. Il faut imaginer un monde sans intermédiation, où chaque émetteur est en concurrence avec tous les autres pour capter l’attention des récepteurs. Des modèles comme Patreon ou les « claps » de Medium font sens lorsque les producteurs sont indépendants et veulent être récompensés pour leur travail. Et des plateformes comme Twitch ou You Now sont d’excellents exemples d’une offre nouvelle qui sera toujours plus variée, toujours plus spécialisée. Le seul rôle d’intermédiaire possible ? Être un annuaire des producteurs de contenus, en quelques sortes.
En décembre dernier, vous avez racheté le journal L’Ajoie. Est-ce sa dimension locale qui vous a intéressé ?
Oui. Ce média a de l’avenir, car il apporte une véritable valeur ajoutée originale, avec une excellente équipe tant rédactionnelle que commerciale. Il est l’unique voix médiatique d’une partie bien spécifique du canton du Jura. Les médias cantonaux, comme le Quotidien Jurassien, RFJ ou Canal Alpha Jura, se concentre un niveau au-dessus et touchent donc une audience plus large. La clé est d’être à la fois pertinent par son axe thématique et géographique, en s’appuyant sur une communauté identifiée, mais aussi par sa temporalité, qui doit être multiple, adaptée aux différents formats et types de consommation – hebdomadaire pour le papier, quotidienne sur le web et en temp réels sur Facebook. Le tout crée une série de barrières à l’entrée très difficiles à concurrencer pour un nouvel entrant potentiel….
Quels sont vos objectifs avec cette publication ?
Transformer ce journal de proximité en média de proximité. Nous nous ouvrons maintenant à d’autres types de supports et souhaitons exploiter des contenus que nous avons déjà sous de nouvelles formes. Depuis la reprise, nous avons développé la présence digitale et sociale du journal. Nous créons maintenant des vidéos pour Facebook, des galeries d’images pour le site et nous avons d’autres projets d’expansion dans l’édition, par exemple des livres, et l’audiovisuel, y compris de manière linéaire. D’ailleurs, notre nouveau rédacteur en chef, Sébastien Fasnacht, travaillait au bureau jurassien de la RTS avant de nous rejoindre en début d’année. Que ce soit en termes de marketing, d’offres d’abonnement ou de stratégie de production multimédia, mon apport reste ponctuel et dans un seul but : renforcer la création d’une valeur ajoutée unique pour consolider la situation à long terme. Le succès de L’Ajoie dépend d’abord de l’équipe actuelle et de la population locale qui le soutient en s’y abonnant. On espère reproduire ce type de succès dans d’autres régions.
Quel est le mode de financement de L’Ajoie ?
Nos revenus proviennent pour moitié de la publicité, pour l’autre des abonnements. A l’avenir, nous souhaitons augmenter notre part d’abonnés tout en conservant le même volume publicitaire, qui provient essentiellement des tous-ménages distribués près de 15 fois par an à tous les ménages de la région. Dans le magazine, pour les abonnés, l’achat d’espace est plus cher et volontairement rare, car c’est une proposition de valeur unique et que nous voulons être sûrs que l’expérience de lecture, financée par l’abonné, reste toujours agréable. Pour revenir à la location d’audience, avec un coût élevé par contact, elle fait et fera sens ici car le public touché est ciblé et sa valeur est prouvée puisqu’il consomme déjà local en achetant ce journal.
Pouvez-vous déjà tirer un bilan de cette reprise ?
La nouvelle formule a été lancée le 10 janvier. En passant à un rythme hebdomadaire tout en augmentant la pagination, nous avons drastiquement baissé la quantité de journaux livrés tout en gardant le même nombre d’abonnements qu’en 2017. Leurs prix ont d’ailleurs marginalement baissé, passant de 182 CHF à 154 CHF, tout en créant d’autres modalités d’abonnements pour les restaurants, les associations ou les collectivités. Nous sommes très heureux de l’évolution de ce titre, qui est l’un des projets pilotes phares de notre société d’édition Verticalizer, aux côtés de quelques magazines, deux chaînes de TV locales ainsi que d’une trentaine de sites web et chaînes YouTube.
Est-ce que votre agence de contenu AllTheContent fournit L’Ajoie ?
Pas vraiment. All The Content a peu de capacité pour produire des contenus ultra-locaux et l’équipe n’a pas besoin de nous pour cela. Par ailleurs, nous sommes de moins en moins présents dans la presse écrite. En étant distributeurs de contenu de tiers, et non seulement producteurs, notre logique est d’amener le contenu pertinent à celui qui veut le payer, sur tous les écrans pertinents. Notre terrain de jeu ne se limite pas à la Suisse. Depuis 2002, notre offre est multimédia, multilingue et cross-platform. Notre développement actuel se fait plutôt dans les magazines d’entreprise, les écrans de transports, l’IPTV et les services immersifs. Car une autre clé de cette nouvelle industrie des médias est la dissociation contenu-contenant – les fait que les contenus ne sont plus conditionnés par leur support de diffusion. Les médias se sont trop longtemps concentrés sur le contenant, en oubliant que la valeur centrale se situe dans le contenu. Quand on pense que certaines rédactions rédigent encore leurs articles dans la page du journal pour les amener ensuite vers le web, on voit tout de suite comment gagner en productivité et donc en qualité… Un contenu peut vivre dans différents contenants avec une temporalité différente. Désormais bien intégrée par les médias et les marques, cette dimension cross-platform est au cœur de nos activités depuis 2001, et elle est essentielle pour comprendre les évolutions vers lesquelles la société de l’information se tourne.