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L’observation ethnographique pour la conception de produits numériques

L’observation directe est une approche ayant montré toute sa valeur dans le champ des sciences sociales, que ce soit dans le cadre de productions littéraires d’un Zola, dans la peinture naturaliste d’un Courbet ou dans les films de Raymond Depardon…

Elle consiste à aller sur le terrain pour s’immerger dans les pratiques des sujets et à les analyser pour en rendre compte afin de servir de base à une production donnée. A l’ère du numérique, cette démarche a pu sembler un temps dépassée, mais elle connait un regain avec la diffusion du Design Thinking. Elle constitue un levier fantastique pour mieux appréhender les pratiques des utilisateurs car :

  • elle permet de les étudier dans leur environnement quotidien en évitant de les placer dans une situation artificielle ;
  • l’analyse ne portera pas uniquement sur les artefacts numériques mais sur l’ensemble de l’écosystème, en intégrant les interactions sociales, les pratiques, les croyances, les comportements, les non-dits, les matériaux personnels… ;
  • enfin elle sert à voir au travers des yeux de ceux qui auront le produit entre les mains et pousse donc à l’empathie.

Toute la force de l’observation réside dans son ancrage dans la vie réelle. Toute sa difficulté est de se baser sur des situations qui se déroulent en temps réel ou tout (et rien) peut arriver. C’est pour cette raison qu’il vous faut être bien préparé. Voici quelques conseils pour se jeter dans le bain :

Apprenez à convaincre de son utilité
Avant de commencer, vous allez devoir convaincre votre commanditaire/manager de l’importance de passer du temps avec les utilisateurs. Généralement, si votre interlocuteur n’est pas sensibilisé à cette démarche, il va répondre qu’il connait déjà suffisamment la cible, qu’il craint de créer de fausses attentes ou encore que les utilisateurs n’aient pas beaucoup de disponibilité. Vous devez vous battre pour le faire changer d’avis en :
· présentant le succès de votre démarche au travers d’expériences précédentes ;
· lui faisant comprendre que vous n’allez pas promettre la lune à vos sujets. Vous n’êtes pas là pour discuter de solutions mais plutôt pour mieux appréhender leurs pratiques ;
· en rassurant sur le fait que l’impact sur la productivité va être minime car ils continueront leur activité pendant le déroulement de votre étude.

Savoir se faire accepter
J’ai déjà eu la surprise de voir des intervenants UX durant une observation expliquer à leur interlocuteur comment faire leur job. C’est bien évidemment un tout autre état d’esprit qu’il est nécessaire d’adopter : une fois sur le terrain vous devez être humble. Votre travail consistera à vous faire accepter et non pas à juger. Vous devez vous étonner et poser des questions.
Donc, pour être clair, vous devez mettre votre ego de côté et devenir l‘apprenti.
Mais vous devez aussi avoir une capacité à apprendre vite pour vous crédibiliser. Faites donc très attention à la manière dont vous êtes habillé, à votre niveau de langage et soyez clair avec eux sur les objectifs de l’étude pour éviter l’effet bon sujet connu : le fameux « Hawthorne effect ».

Être patient
C’est pour certains la partie la plus difficile du travail ! Vous devez passer de nombreuses heures sans rien voir, dire ou faire. Vous devez ressentir la fatigue, le stress et l’ennui au côté de vos utilisateurs… Cela contribuera à vous faire accepter par le groupe.
Les informations les plus importantes sont parfois obtenues autour d’un café après une nuit d’observation.

Evitez de parler des solutions
Le focus group dans le cadre d’une recherche sur les utilisateurs est un outil dangereux. Pourquoi ? Parce qu’il met les utilisateurs dans une situation artificielle en leur demandant leurs avis sur les solutions à mettre en œuvre.
Dans les phases en amont d’un vrai projet UX, on ne doit jamais parler de la solution. Ce sera votre job en tant que designer d’en trouver dans la suite du projet.
Durant l’observation, les utilisateurs seront souvent heureux de vous donner leurs idées sur ce que devrait être la solution finale. Ils accumulent souvent des frustrations depuis des années sur des outils mal conçus. Soyez attentifs à leurs remarques et ne tombez pas dans le jeu. Réorientez rapidement la discussion sur les pratiques et le métier sous-jacent.

Prendre des photos et enregistrer
Il est difficile de se rappeler tous les évènements qui peuvent se produire durant une observation. Passer votre temps à prendre des notes va introduire une distance vis à vis de vos interlocuteurs et vous risquez de rater quelques pépites. Si vous le pouvez, demandez la permission de faire un enregistrement audio : vous pourrez alors vous concentrer sur l’observation et vous aurez des éléments tangibles pour effectuer votre synthèse. Si un évènement important survient, notez l’heure, cela vous aidera le retrouver dans les heures d’enregistrement. Si vous ne pouvez pas enregistrer, demandez à un collègue de vous accompagner pour se charger de la prise de note (attention à ne pas multiplier le nombre d’intervenants pour ne pas créer un troupeau d’observateurs). Prenez aussi sur le vif des photos du bureau, des situations, des outils… Les photos sont un support précieux car elles serviront à cristalliser une situation et vous aideront à illustrer votre rapport.

Soignez votre rapport
Soyez précis et ne minimisez jamais l’importance de votre rapport. Pour votre crédibilité, travaillez sur les faits, citez, ne déformez rien. L’objectif pour vous est de pousser la réflexivité des lecteurs sur ce qu’est la réalité du terrain et de faire une analyse objective de la situation. En sortie, ce rapport doit tracer ce qu’est le quotidien des utilisateurs, leurs buts, leurs vocabulaires, leurs différents outils physiques et numériques, leurs collaborations, leurs points de blocages, leurs contournements, leurs représentations…
Au final, l’observation directe apporte une vraie perception de ce que les utilisateurs font concrètement, plutôt que de ce qu’ils disent faire ou ce que votre client pense qu’ils font…
L’observation directe est la chose la plus gratifiante que j’ai l’occasion de faire dans mon métier… Durant quelques instants j’ai pu vivre dans la peau d’un loueur de voiture, d’un cancérologue, d’un banquier, d’un dentiste, d’un steward, d’un aiguilleur de circulation ferroviaire… Partager la vie de quelqu’un d’autre vous apportera un nouveau regard sur les autres et sur vous-mêmes et vous rendra encore plus exigeant sur le produit que vous allez mettre entre les mains de vos utilisateurs.

Signature : Pierre Salom, Senior UX Designer – WAX Interactive Suisse

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