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N’ayons pas peur des datas !

Interview : Xavier Comtesse, fondateur de Manufacture 4.0 Think Tank

Xavier Comtesse est de ceux qui ont toujours une longueur d’avance. Il a été un des premiers à s’intéresser dans notre pays à la télématique alors que l’on ne parlait pas encore d’internet. Il a ensuite contribué à la création des Swissnex et a été nommé en tant que Consul Scientifique à Boston. Entre Harvard et le MIT, on ne pouvait rêver d’endroit plus stratégique pour suivre en direct la naissance de la société numérique.
De retour en Suisse romande, il a ensuite dirigé le Think Tank d’Avenir Suisse et créé le Swiss Creative Center avant de se passionner dernièrement pour l’industrie 4.0.
Aujourd’hui, il vient de publier « Data Entrepreneurs : les révolutionnaires du numérique* », un ouvrage collectif qui a pour ambition de rendre accessible, aux entreprises comme aux internautes, l’évolution du Big Data.
Une telle clairvoyance ne pouvait qu’intéresser Cominmag dans son édition consacrée au Meilleur du Web.

*Data Entrepreneurs, Xavier Comtesse, Julien Huang, Florian Németi, Editions G d’Encre, 160p.

Xavier Comtesse quelle est la genèse de cet ouvrage ?
Le livre n’est que la pointe de l’iceberg d’un programme plus vaste. L’an dernier, lorsque le SECO a fait un appel à contributions dans le cadre d’un nouveau programme national d’innovation régionale portant sur le tourisme et l’industrie 4.o, je me suis intéressé à ce dernier volet. Comment aborder l’évolution industrielle à l’ère du numérique ? La question méritait réflexion et contenu. Raison pour laquelle, j’ai constitué un groupe de pilotage composé d’experts et j’ai trouvé des sponsors afin de réunir un financement tripartite avec la Confédération, via le canton de Neuchâtel et la chambre neuchâteloise du commerce et de l’industrie et des entreprises (Debiopharm, Cartier, Vaucher Manufacture Fleurier, Gasser Media, TPF, Retraites populaires, etc.)

Ce travail a-t-il une finalité académique ?
Je dirai plutôt qu’il s’adresse surtout aux chefs d’entreprise. Après l’avènement de la machine-outil, la rationalisation de la production grâce aux lignes de montage, le développement de la numérisation des commandes, voici que l’ère des algorithmes auto-apprenants (Learning Machine) va profondément modifier le secteur industriel. L’amélioration des processus se fera directement de machine à machine. Se posera, la question de la valeur ajoutée humaine. A quel niveau devra-t-elle se situer ? Les enjeux sont énormes et le monde économique doit se préparer à cette révolution du Big Data.
Dans ce contexte, il est urgent que les sciences sociales comprennent les enjeux et qu’elles investissent des terrains industriels quelles ont délaissé depuis trop longtemps.

Pourquoi publier un livre pour parler de Big Data ?
Il faut comprendre cet ouvrage comme un rapport de fin d’année qui permet de cerner et de vulgariser une thématique étudiée par le cercle d’entrepreneur durant l’année écoulée. On ne s’adresse pas à des geeks. Quatre éditions sont prévues. Cette année, nous nous sommes concentrés sur les données structurées et non structurées. En 2017, nous aborderons le thème de l’Internet des Objets. En 2018, nous irons sur le terrain des Learning Machines et en 2019, nous nous intéresserons à la surtraitance de l’économie 4.0.
Parallèlement, nous avons prévu d’amener des chefs d’entreprises romands sur les lieux de la numérisation. Cette année, nous avons visités la Foire industrielle de Hanovre avec Siemens comme guide. Nous avons réuni une délégation de 53 patrons. L’an prochain, nous nous rendrons à Wuxi, à une heure de Shanghai, qui est la capitale de l’Internet des Objets.

Pourquoi les CEO de PME qui sont parmi les plus rétifs à entrer dans l’ère digitale seront sensibles à votre discours qui les incite à entrer dans le monde de la donnée ?
Parce qu’ils vont jouer un rôle essentiel. Le Big Data va le transformer en quelque sorte en Data Scientist. Finies les études de marché et les sondages, les opportunités se trouveront en puisant dans les données non structurées, que l’on trouve notamment en accès libre sur les différents Clouds. C’est leur intégration avec celles correspondant au comportement des clients qui permettra de trouver de nouveaux débouchés et opportunités.

Passer de l’Excel aux algorithmes, n’y a-t-il pas un fossé que beaucoup ne pourront pas franchir ?
La formation en cours d’emploi est à la portée de tous, notamment grâce aux MOOCs. L’analyse des données va devenir un post essentiel pour les entreprises comme l’a été le marketing. Plus que jamais, la compréhension des données structurées et non structurées sera la clé pour piloter son business. Car si les statistiques permettent de comprendre le moment présent, les outils du Big Data modélisent le futur dans un présent continu. C’est un changement de paradigme radical pour les entreprises.

Vous proposez un modèle en cinq points pour maîtriser les données…
Tout d’abord, il faut créer un système complet d’information capable de recevoir des quantités considérables de données, notamment non structurées. Ce n’est qu’après que l’on peut mettre en place un réseau de capteurs physiques ou virtuels capables de créer ce flux massif et continu de données. Cela nous amène ensuite à inventer de nouvelles procédures d’analyse et de prise de décision qui découlent logiquement de cette nouvelle approche. Et finalement, il faut réinventer un arsenal de procédure de contrôle, d’autocorrection ou de feed-back afin de garantir la bonne gouvernance.

Le « customer journey » a également été réinventé.
Absolument. En devant consom’acteur, le client a pris une nouvelle place dans la chaîne de valeur « production-consommation ». Il devient un agent économique d’un nouveau genre : entrepreneur et clients, son comportement nourrit les plateformes qui s’adaptent à ses choix réels tout en utilisant ses données à des fins commerciales. Ce profilage ouvre des horizons, car il améliore les prestations et la qualité des services, tout en nous enfermant également dans des typologies de comportement.

La dictature du « like » ?
Les consommateurs vont devoir apprendre à gérer les algorithmes qui doivent être perçus comme des échos de systèmes de « data » plutôt que comme un tunnel dont on ne peut sortir. C’est pourquoi, je considère que l’on ne devrait pas parler de Big mais de Large Data.

Revenons du côté des entreprises. Sont-elles si en retard en Suisse ?
Les grandes multinationales suisses (Nestlé, Novartis, Roche) sont déjà entrées de plein pied dans le monde des algorithmes, de même que le secteur des banques. La Fintech helvétique est en 3e ou 4e position mondiale.
J’ai eu l’occasion de visiter l’usine Stein de Novartis qui est une usine 4.0 où les ouvriers sont des robots contrôlés par des ingénieurs qui surveillent les chaînes de production. Ces 1400 personnes génèrent un chiffre d’affaires de CHF 28 milliards qui représente 14% des exportations suisses en matière de biens pharmaceutiques. Ce nouveau modèle de production est en train de se généraliser et le rapatriement vers l’Europe ou les Etats-Unis d’usines délocalisées auparavant en Asie est rendu possible par un capital aujourd’hui très bon marché. Résultat, les robots coûtent moins chers que la main d’œuvre, même provenant de pays émergents.

Nos écoles polytechniques sont-elles un moteur de cette mutation ?
L’Ecole polytechnique de Zurich est la 6e école d’informatique au monde et la 1e hors des Etats-Unis. Pour preuve, Google vient de déplacer son centre de Deep Mind de Londres à Zurich. Il est important que la recherche puisse être proche d’entreprises qui vont mettre en application ses nouveaux outils.
En misant trop sur la biothech, l’EPFL a tablé sur une Health Valley qui n’existe pas vraiment en Suisse romande. Cela nous a retardé. L’arrivée de Martin Verterli, à la direction de cette haute école, va permettre de ramener le développement informatique au plus haut niveau en Suisse romande. C’est essentiel pour l’avènement du 4.0.

Quid des PME ?
Elles vont devoir s’y mettre. Des logiciels pour données non structurées (p. ex Anaplan) commencent à être commercialisés. Les interfaces sont très accessibles. Il y a plusieurs décenies les PME se sont mises à l’informatique, il en ira de même avec le Big Data. Les GAFAs ont trop longtemps donné l’impression qu’ils étaient les seuls à avoir besoin d’algorithmes. C’est faux ! Le message que l’on doit faire passer c’est que les données sont un levier de croissance. Et que tout le monde peut en profiter.

S’ouvrir aux datas c’est aussi s’ouvrir à la sur-traitance. Comment définissez-vous ce concept ?
Alors que l’industrie traditionnelle a eu recours à la sous-traitance pour faire notamment baisser les coûts, l’économie numérique propose un modèle différent. Les plateformes donneront accès aux entreprises à des milliards d’utilisateurs, notamment au travers d’interfaces de programmation applicatives (API), à la possibilité de créer de nouveaux services qui seront accessibles à tous les membres de cet espace. Un partage des tâches somme toute très collaboratif qui semble équilibré puisque l’on offre un accès au marché contre de la création de valeur ajoutée. En réalité, le prestataire se retrouve lié à la plateforme et à ses normes qui fonctionnent comme un éco système fermé.

Ce qui aura le plus de valeur ce sera la data, or dématérialisée, elle est stockée soit dans des clouds ou dans des blockchains. N’est-ce pas la fin d’intermédiaires comme les banques ?
La fonction des blockchains est de rendre impossible toute falsification ou modification de contrats, de certificats, de données. Les blockchains ont été créés pour permettre la sécurisation des échanges de Bitcoin. La généralisation de cette manière de faire va créer un changement majeur pour les banquiers, les avocats, les notaires dont la fonction de tiers garant n’aura plus lieu d’être. Je pense que la généralisation du blockchain se fera sans le biais de l’Etat.

Cela provoquera un début de démantèlement des fonctions régaliennes de l’Etat. Jusqu’où irons-nous ?
Tous les secteurs ne vont pas être touchés de la même manière. Le marché des Commodities va certainement adopter le blockchain comme la Fintech. Le Deep Learning par l’industrie, let es marques utiliseront le Big Data pour faire leur marketing et leur communication, etc.

Que restera aux humains lorsque les machines leur auront pris le contrôle de la production des biens et des services ?
Il leur restera justement leur humanité. Ce nouveau monde qui détruit l’organisation du travail est aussi en train de créer de nouveaux modèles sociaux. Délestés de leurs obligations de production, nous aurons le temps de nous occuper de nos congénères. L’avenir est aux services à la personne. Lorsque le parc automobile est devenu très dense, on a mis des humains pour réguler le trafic, le parking, etc. C’est exactement ce qui va se passer dans le monde numérique.

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