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La position des éditeurs suite à l’alliance publicitaire entre SSR, Swisscom et Ringier

Le 26 janvier, l’Association des médias suisses présentait une étude qui passe au peigne fin le projet d’alliance publicitaire entre les entités SSR, Swisscom et Ringier. Après analyse des questions abordées et des lacunes de cette étude, il semble que ses auteurs portent aux nues le principe d’une alliance publicitaire.

Précisons tout d’abord que les éléments concrets sur lesquels s’appuie l’étude de l’institut Polynomics (Olten) manquent de substance, vu le peu de détails fournis sur le modèle économique de la joint-venture. À ce jour, l’Association des médias suisses (VSM) affirme ne pas avoir eu accès à l’intégralité du dossier. Selon Pietro Supino, éditeur et président du Conseil d’administration de Tamedia, la version de 20 pages fournie par la SSR était caviardée sur 16 pages. « Nous ne savons vraiment pas exactement de quoi il retourne », s’est plaint ce dernier lors de la conférence de presse.
Raison pour laquelle l’étude se lance surtout dans des conjectures quant au modèle économique de la nouvelle alliance, auxquelles viennent s’ajouter les estimations d’une trentaine d’experts suisses et étrangers représentant divers secteurs (science, droit, économie, médias, commercialisation publicitaire et politique), parmi lesquels on trouve aussi un représentant de Swisscom.

« Une plus-value pour les annonceurs et le public »
Bien entendu, cette étude réalisée sur commande se montre critique envers la co-entreprise, mais il suffit d’y regarder de plus près pour se rendre compte que, en fait, elle encense cette alliance publicitaire. Et ses auteurs de déclarer : « À la lumière des éléments portés à notre connaissance, nous considérons que la logique économique de la co-entreprise est viable sur le plan commercial », le processus étant « stratégiquement judicieux » et méritant une « adhésion fondamentale » en tant que réponse possible à la convergence des médias.

Pour les auteurs, l’aspect le plus intéressant de la nouvelle coentreprise concerne « la publicité télévisée en fonction des publics cibles », une forme qui est à ce jour pratiquement impossible en Suisse et que les annonceurs réclament afin de « pouvoir atteindre le consommateur au moment voulu, avec un thème adéquat ». En conséquence, les « solutions globales portant sur le plus grand nombre possible de médias (télévision, radio, presse, Internet etc.) et la publicité en fonction des publics cibles » ont toutes les chances d’aboutir. De plus, les coopérations entre les fournisseurs de contenus et de services permettraient de développer des offres innovantes. Tous ces points étant pris en compte dans le projet d’alliance, il s’agit donc d’un « concept absolument nouveau en Suisse », d’autant plus qu’il vise non seulement à optimiser le ciblage publicitaire mais aussi à en évaluer l’impact en temps réel. « Ce qui créera une plus-value pour les annonceurs et probablement aussi pour le public. »

Protection des données et publicité en ligne : des questions
« Notre critique ne remet d’ailleurs pas en cause le projet en soi », poursuivent les auteurs de l’étude, « mais l’implication de la SSR et de Swisscom dans la coentreprise telle qu’elle a été concrètement proposée. » En effet, ces deux entreprises sont proches de l’État, l’une d’entre elles (Swisscom) étant même majoritairement aux mains de la Confédération. « L’on peut donc se demander dans quelle mesure l’État doit être actif sur le marché publicitaire concurrentiel et posséder des entreprises dans le secteur des médias. » Autrement dit, les auteurs du document reprochent « à l’État » de se montrer pour une fois plus innovant que le secteur privé.

Autre sujet de critique : étant donné que l’alliance commercialisera la publicité en ligne de Swisscom et de Ringier, la SSR profitera indirectement, en tant que co-actionnaire, des dividendes éventuels générés en fin d’exercice – une possibilité pour elle de contourner l’interdiction de publicité en ligne la concernant.
L’étude soulève également la question de la légitimité de l’utilisation des données de Swisscom et de la SSR pour la commercialisation publicitaire. Elle demande en effet que « le mode de traitement des données personnelles par les entreprises d’État ou proches de l’État soit clarifié dans le cadre de la législation sur la protection des données ». Les auteurs suggèrent que les clients aient au moins la possibilité d’une option de retrait (opting out).
L’étude remet également en cause l’argument présenté par les futurs alliés, qui mettent en avant que la coentreprise va faire front à Google et Facebook : il s’agirait seulement d’un prétexte, l’alliance publicitaire n’exploitant pas de moteur de recherche propre et ne proposant pas de médias sociaux. En réalité, la coentreprise aurait pour objectif de « gagner, face à la concurrence d’autres fournisseurs de médias privés, des parts d’un marché publicitaire en perte de vitesse ». En diffusant par exemple, dans l’avenir, des spots télévisés différents selon les régions, ce qui concurrencerait les télévisions régionales ou les éditeurs.

Et si la coentreprise n’aboutit pas ?
L’étude présente toutefois certaines lacunes. Ses auteurs partent notamment du principe que les trois alliés feront cavalier seul, alors qu’ils déclarent s’ouvrir à d’autres fournisseurs d’espaces publicitaires. Mais elle reste évasive quant à la façon dont d’autres entreprises pourraient en profiter si elles confiaient leur commercialisation à l’alliance.

De plus, l’étude mise sur le bon fonctionnement de la concurrence sur le marché publicitaire, tout en constatant que ce marché bat de l’aile. Les investissements publicitaires nets dans les médias publiant du contenu rédactionnel (presse, télévision, télétexte, radio et écrans publicitaires) ont effectivement chuté de 25% depuis 2007, pour n’atteindre plus que environ CHF 2,5 milliards (Internet n’est pas pris en compte faute de chiffres nets). Le fait que cette évolution menace la diversité et la qualité des médias, voire en fin de compte la démocratie, n’est pas évoqué par l’étude Polynomics, qui ne se demande pas non plus s’il ne reviendrait pas à l’État ou au service public de ralentir cette tendance, ou même de renverser la vapeur par le biais de mesures adéquates – en coopérant par exemple avec l’alliance. Chose encore plus étonnante, les auteurs de l’étude ne réfléchissent même pas à ce que seront le marché publicitaire et le paysage médiatique suisses d’ici cinq ou dix ans, au cas où cette alliance publicitaire était bloquée.
Les partenaires de l’alliance ont une longueur d’avance sur ce sujet. Dans le Tages-Anzeiger du 5.2.16, Urs Schaeppi, le patron de Swisscom, a analysé la situation sans équivoque : « Le marché publicitaire suisse traditionnel a un problème : il est en pleine régression. Les annonceurs – y compris Swisscom – délaissent de plus en plus les médias imprimés et la télévision et préfèrent placer de la publicité sur Internet, où ils atteignent bien plus directement leurs publics cibles et où les investissements publicitaires sont plus rentables. Si les médias traditionnels ne parviennent pas à se faire une place dans la publicité orientée vers les publics cibles, leurs recettes publicitaires s’écrouleront encore plus vite. »

Swisscom, seule garantie de réussite
Les auteurs de l’étude n’ont pas totalement occulté cette réflexion. À un moment, ils annoncent que la publicité ciblée, telle qu’elle est prévue par l’alliance publicitaire, pourrait fort bien doper les investissements publicitaires dans les médias, Google et Facebook pouvant même en pâtir. Ironie du sort, cela ne fonctionne que si Swisscom (qui appartient à l’État) est de la partie. Swisscom possède en effet le plus gros volume de ce que l’on appelle les données single source – une ressource idéale pour la publicité ciblée, toujours selon l’étude. Il s’agit de données (consommation télévisée, utilisation d’Internet, téléphonie mobile, téléphonie fixe, localisation) relatives à une seule et même personne. Swisscom possède ces informations parce que sur les 1,3 million d’abonnés TV Swisscom, nombreux sont ceux qui sont également clients de Bluewin ou ont souscrit un abonnement (fixe ou mobile) chez Swisscom. « Les données que Swisscom peut glisser dans la corbeille de la coentreprise (téléphonie mobile, Internet et télévision) ouvriraient une nouvelle dimension échappant jusqu’alors à Google et Facebook. Et la coentreprise apporterait surtout un avantage spécifique : la publicité plurimédia », est-il précisé dans l’étude. Etude qui n’en parvient pas moins à une autre conclusion : cette mise en commun des données menacent les médias régionaux.
L’étude considère d’ailleurs qu’un autre projet suisse sans participation de Swisscom serait pratiquement condamné à l’échec – faute de données d’utilisation, « il faudrait d’abord procéder à des combinaisons basées sur des algorithmes et des hypothèses, ce qui limiterait la capacité de ciblage des données ».
Résultat : en lisant l’étude Polynomics, on a l‘impression qu’en dépit de toutes les critiques adressées à la coentreprise, les auteurs sont en admiration devant le projet.

Pour les éditeurs, pas question d’en rester là
Les éditeurs semblent avoir eux aussi appréhendé cette nuance positive : depuis le 26 janvier, leur argumentation ne tient pratiquement plus compte de l’étude ; ils préfèrent se référer à un article paru dans NZZ et signé Mirko Marr, responsable de la recherche au Groupe Goldbach. M. Marr y réfute plus nettement l’idée d’une alliance, sa position reflétant plutôt celle des éditeurs refusant non seulement la coentreprise mais tout projet d’alliance publicitaire nationale. Pendant la conférence de presse, M. Supino s’est notamment opposé à un « regroupement ayant tout d’une entente et à la concentration totale du marché ». Pour le patron de Tamedia, entre-temps devenu le numéro un suisse, « l’aspect positif qu’aurait la prospection du marché effectuée conjointement par toutes les entreprises média, gravitant de préférence autour de la SSR, est une pilule difficile à avaler ». Nul besoin de discernement particulier pour réaliser ce que sera dans 5, 10 ou 20 ans l’impact d’un tel regroupement sur l’offre médiatique suisse, sur la liberté des médias et sur la liberté du travail journalistique », a-t-il également déclaré sans pour autant concrétiser ses pensées. Le positionnement de Tamedia lui permet toutefois de « ne pas dépendre de l’alliance publicitaire ». Hanspeter Lebrument, patron de Somedia et président de la VSM, a ensuite rappelé que les éditeurs venaient juste de rompre les liens les unissant à Publicitas et qu’ils n’avaient aucune envie de se jeter dans les bras du premier venu.

L’alliance ne représenterait donc aucune chance, même pour les petits éditeurs ? Gilbert Bühler, CEO des Freiburger Nachrichten et représentant des petits éditeurs au sein du bureau directeur de la VSM, a répondu par la négative : « Nous tenons à prospecter nous-mêmes notre marché ». L’ancien partenariat avec Publicitas a montré que l’absence de contact direct entre éditeurs et clients était un inconvénient majeur. De fait, il est aujourd’hui en contact direct avec les clients nationaux que sont par exemple Migros et Coop.

Les éditeurs demandent donc aux acteurs politiques de marquer un temps d’arrêt – et de proposer au moins un autre modèle, au cas où il serait impossible d’empêcher cette alliance : les prestataires médias devraient tous avoir accès, de façon équitable et tous frais couverts, aux données relevant de la publicité de la coentreprise – soit par le biais d’un organisme neutre commun, soit en organisant la coentreprise de marché publicitaire sous forme d’association ou de coopérative.

[ASIDE]

Les recommandations de la commission du Conseil national

Bien que la Commission des transports et des télécommunications du Conseil national ne détienne aucune compétence décisionnelle en ce qui concerne l’alliance publicitaire, elle a engagé une large consultation à ce sujet, début février. Les trois partenaires de l’alliance, ainsi que neuf associations, entreprises et administrations, ont été convoqués sous la présidence de Nathalie Rickli (UDC) qui travaille elle-même pour le groupe Goldbach. La commission a transmis ses appréciations, sous forme de recommandations, au Conseil fédéral. Elle suggère en particulier (par 13 voix contre 11) de permettre aux entreprises médias privées de consulter les dossiers. Et soutient (13 voix pour, 10 contre) les éditeurs qui revendiquent la mise à disposition, pour l’ensemble des entreprises médias suisses, des données de Swisscom. Elle souhaite enfin (par 14 voix contre 9) que la protection des données ne demeure pas lettre morte dans le cadre de l’alliance publicitaire.

L’étude et ses auteurs

« Évaluation du projet de coentreprise entre Swisscom, SSR et Ringier »
Entreprises proches de l’État et nouveau modèle économique pour le marché publicitaire numérique
par Patrick Zenhäusern, Yves Schneider, Tobias von Rechenberg, Stephan Vaterlaus
www.polynomics.ch
Pour consulter l’étude : www.schweizermedien.ch
[/ASIDE]

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