Quand le travail remplace l’emploi
Il y a d’abord le titre qui interpelle et fait sourire. Comment peut-on célébrer le travail si l’emploi disparaît ? Car l’emploi et le travail, c’est bien la même chose, n’est-ce pas ? Eh bien non, pas vraiment.
Si vous lisez ce petit recueil d’entretiens de Bernard Stiegler avec Ariel Kyrou, rédacteur en chef du site Culture Mobile, vous comprendrez que ce sont deux choses bien distinctes et qu’il y a lieu de se réjouir de la disparition programmée de l’un comme de la renaissance de l’autre.
Petit rappel d’histoire
Au début il y eut des artisans, des hommes qui possédaient un outil et un savoir acquis auprès des anciens, qu’ils faisaient évoluer pour les transmettre aux plus jeunes. Plus tard est apparu l’artisan salarié qui ne possédait plus son outil de production mais louait sa capacité de travail contre rémunération à un patron qui possédait les outils et les machines. Une activité contre un salaire, voici la naissance de l’emploi tel qu’on le connaît encore aujourd’hui. Au fil du temps, l’emploi s’est standardisé avec des ingénieurs comme Taylor (l’inventeur du taylorisme avant que Ford n’applique le fordisme dans ses usines) et a permis aux entreprises de faire d’importants gains de productivité. Les salariés en bénéficiaient, puisqu’une partie des gains de productivité était réinvestie dans leurs salaires, leur permettant de goûter aux joies de la consommation (auparavant seul apanage de la bourgeoisie).
Mais tout cela prit fin dans les années 70, quand le capitalisme industriel céda progressivement la place au capitalisme financier qui ne s’intéressait qu’aux chiffres (bénéfices de l’entreprise, cours de bourse) et était de nature impatiente. L’emploi en prit un coup : on cherchait en permanence à réduire les effectifs pour accroître le seul et unique profit et satisfaire les actionnaires. Ce même emploi était aussi fragilisé par les progrès techniques permettant d’automatiser de nombreuses tâches. Bien sûr, les emplois les moins qualifiés étaient les premiers touchés mais le phénomène a gagné aussi des postes beaucoup plus qualifiés. On put ainsi entendre l’ancien président de la FED, Alan Greenspan, expliquer à propos de la crise des subprimes de 2008 que, s’il n’avait rien vu venir, c’est parce que tout passait par des machines automatisées.
La fin du prolétariat….
Et aujourd’hui ? La situation continue de s’aggraver ; l’emploi perd toujours plus de terrain et les salles d’attente de Pôle Emploi n’ont jamais été aussi remplies. Les hommes politiques sont impuissants, se discréditent à coups de promesses d’emplois qu’ils se révèlent incapables de tenir, et la fracture sociale n’a jamais été aussi grande.
Si l’emploi est condamné à moyen terme (selon une étude de l’université d’Oxford publiée en 2013, quelque 47% des emplois actuels aux Etats-Unis pourraient être informatisés dans les 10 ou 20 prochaines années), il est plus que temps de réfléchir à ce qui pourrait le remplacer. Stiegler pense que le travail peut être la solution. Le travail selon le philosophe, c’est une activité qui déprolétarise, humanise, enrichit au lieu d’appauvrir, permet de se former en permanence et de créer de la valeur. Finis les consommateurs passifs, les salariés frustrés, bienvenue aux travailleurs qui développent leurs capacités sociales, produisent, contribuent et retrouvent de la passion à faire ce qu’ils font. Pour esquisser ce que pourrait être le travail de demain, Bernard Stiegler regarde du côté du logiciel libre ou encore de la rémunération des intermittents du spectacle. Je ne saurais trop recommander la lecture de ce petit livre très stimulant à tous ceux qui chercher à rebondir sur le marché du travail après avoir perdu leur emploi.
« L’emploi est mort, vive le travail », de Bernard Stiegler, entretien avec Ariel Kyrou, est publié aux éditions Mille et une nuits
[ASIDE]Bernard Stiegler est un philosophe français qui axe sa réflexion sur les enjeux des mutations actuelles – sociales, politiques, économiques – portées par le développement technologique et notamment les technologies numériques. Fondateur et président du groupe de réflexion philosophique Ars industrialis créé en 2005, il dirige également l’Institut de recherche et d’innovation (IRI) qu’il a créé au sein du centre Georges Pompidou et enseigne à la Humboldt Universität de Berlin, à l’Université de Nanjing et à l’Université de Technologie de Compiègne. Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages. Dans « L’emploi est mort, vive le travail », il s’interroge sur les nouveaux modes d’organisation du travail rendus nécessaires par la robotisation croissante de l’économie.[/ASIDE]